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Une des questions les plus caressees etait celle de la reorganisation du pays, au lendemain de la victoire.

-Nous sommes vainqueurs, n'est-ce pas?... commencait Gavard.

Et, le triomphe une fois bien entendu, chacun donnait son avis. Il y avait deux camps. Charvet, qui professait l'hebertisme, avait avec lui Logre et Robine. Florent, toujours perdu dans son reve humanitaire, se pretendait socialiste et s'appuyait sur Alexandre et sur Lacaille. Quant a Gavard, il ne repugnait pas aux idees violentes; mais, comme on lui reprochait quelquefois sa fortune, avec d'aigres plaisanteries qui l'emotionnaient, il etait communiste.

-Il faudra faire table rase, disait Charvet de son ton bref, comme s'il eut donne un coup de hache. Le tronc est pourri, on doit l'abattre.

-Oui! oui! reprenait Logre, se mettant debout pour etre plus grand, ebranlant la cloison sous les bonds de sa bosse. Tout sera fichu par terre, c'est moi qui vous le dis... Apres, on verra.

Robine approuvait de la barbe. Son silence jouissait, quand les propositions devenaient tout a fait revolutionnaires. Ses jeux prenaient une grande douceur au mot de guillotine; il les fermait a demi, comme s'il voyait la chose, et qu'elle l'eut attendri; et, alors, il grattait legerement son menton sur la pomme de sa canne, avec un sourd ronronnement de satisfaction.

-Cependant, disait a son tour Florent, dont la voix gardait un son lointain de tristesse, cependant si vous abattez l'arbre, il sera necessaire de garder des semences... Je crois, au contraire, qu'il faut conserver l'arbre pour greffer sur lui la vie nouvelle... La revolution politique est faite, voyez-vous; il faut aujourd'hui songer au travailleur, a l'ouvrier; notre mouvement devra etre tout social. Et je vous defie bien d'arreter cette revendication du peuple. Le peuple est las, il veut sa part.

Ces paroles enthousiasmaient Alexandre. Il affirmait, avec sa bonne figure rejouie, que c'etait vrai, que le peuple etait las.

-Et nous voulons notre part, ajoutait Lacaille, d'un air plus menacant. Toutes les revolutions, c'est pour les bourgeois. Il y en a assez, a la fin. A la premiere, ce sera pour nous.

Alors, on ne s'entendait plus. Gavard offrait de partager. Logre refusait, en jurant qu'il ne tenait pas a l'argent. Puis, peu a peu, Charvet, dominant le tumulte, continuait tout seuclass="underline"

-L'egoisme des classes est un des soutiens les plus fermes de la tyrannie. Il est mauvais que le peuple soit egoiste. S'il nous aide, il aura sa part... Pourquoi voulez-vous que je me batte pour l'ouvrier, si l'ouvrier refuse de se battre pour moi?... Puis, la question n'est pas la. Il faut dix ans de dictature revolutionnaire, si l'on veut habituer un pays comme la France a l'exercice de la liberte.

-D'autant plus, disait nettement Clemence, que l'ouvrier n'est pas mur et qu'il doit etre dirige.

Elle parlait rarement. Cette grande fille grave, perdue au milieu de tous ces hommes, avait une facon professorale d'ecouter parler politique. Elle se renversait contre la cloison, buvait son grog a petits coups, en regardant les interlocuteurs, avec des froncements de sourcils, des gonflements de narines, toute une approbation ou une desapprobation muettes, qui prouvaient qu'elle comprenait, qu'elle avait des idees tres-arretees sur les matieres les plus compliquees. Parfois, elle roulait une cigarette, soufflait du coin des levres des jets de fumee minces, devenait plus attentive. Il semblait que le debat eut lieu devant elle, et qu'elle dut distribuer des prix a la fin. Elle croyait certainement garder sa place de femme, en reservant son avis, en ne s'emportant pas comme les hommes. Seulement, au fort des discussions, elle lancait une phrase, elle concluait d'un mot, elle " rivait le clou " a Charvet lui-meme, selon l'expression de Gavard. Au fond, elle se croyait beaucoup plus forte que ces messieurs. Elle n'avait de respect que pour Robine, dont elle couvait le silence de ses grands yeux noirs.

Florent, pas plus que les autres, ne faisait attention a Clemence. C'etait un homme pour eux. On lui donnait des poignees de mains a lui demancher le bras. Un soir, Florent assista aux fameux comptes. Comme la jeune femme venait de toucher son argent, Charvet voulut lui emprunter dix francs. Mais elle dit que non, qu'il fallait savoir ou ils en etaient auparavant. Ils vivaient sur la base du mariage libre et de la fortune libre; chacun d'eux payait ses depenses, strictement; comme ca, disaient-ils, ils ne se devaient rien, ils n'etaient pas esclaves. Le loyer, la nourriture, le blanchissage, les menus plaisirs, tout se trouvait ecrit, note, additionne. Ce soir-la, Clemence, verification faite, prouva a Charvet qu'il lui devait deja cinq francs. Elle lui remit ensuite les dix francs, en lui disant:

-Marques que tu m'en dois quinze, maintenant... Tu me les rendras le 5, sur les lecons du petit Lehudier.

Quand on appelait Rose pour payer, ils tiraient chacun de leur poche les quelques sous de leur consommation. Charvet traitait meme en riant Clemence d'aristocrate, parce qu'elle prenait un grog; il disait qu'elle voulait l'humilier, lui faire sentir qu'il gagnait moins qu'elle, ce qui etait vrai; et il y avait, au fond de son rire, une protestation contre ce gain plus eleve, qui le rabaissait, malgre sa theorie de l'egalite des sexes.

Si les discussions n'aboutissaient guere, elles tenaient ces messieurs en haleine. Il sortait un bruit formidable du cabinet; les vitres depolies vibraient comme des peaux de tambour. Parfois, le bruit devenait si fort que Rose, avec sa langueur, versant au comptoir un canon a quelque blouse, tournait la tete d'inquietude.

-Ah bien! merci, ils se cognent la dedans, disait la blouse, en reposant le verre sur le zinc, et en se torchant la bouche d'un revers de main.

-Pas de danger, repondait tranquillement monsieur Lebigre; ce sont des messieurs qui causent.

Monsieur Lebigre, tres-rude pour les autres consommateurs, les laissait crier a leur aise, sans jamais leur faire la moindre observation. Il restait des heures sur la banquette du comptoir, en gilet a manches, sa grosse tete ensommeillee appuyee contre la glace, suivant du regard Rose qui debouchait des bouteilles ou qui donnait des coups de torchon. Les jours de belle humeur, quand elle etait devant lui, plongeant des verres dans le bassin aux rincures, les poignets nus, il la pincait fortement, au gras des jambes, sans qu'on put le voir, ce qu'elle acceptait avec un sourire d'aise. Elle ne trahissait meme pas cette familiarite par un sursaut; lorsqu'il l'avait pincee au sang, elle disait qu'elle n'etait pas chatouilleuse. Cependant, monsieur Lebigre, dans l'odeur devin et le ruissellement de clartes chaudes qui l'assoupissaient, tendait l'oreille aux bruits du cabinet. Il se levait quand les voix montaient, allait s'adosser a la cloison; ou meme il poussait la porte, il entrait, s'asseyait un instant, en donnant une tape sur la cuisse de Gavard. La, il approuvait tout de la tete. Le marchand de volailles disait que, si ce diable de Lebigre n'avait guere l'etoffe d'un orateur, on pouvait compter sur lui " le jour du grabuge. "

Mais Florent, un matin, aux Halles, dans une querelle affreuse qui eclata entre Rose et une poissonniere, a propos d'une bourriche de harengs que celle-ci avait fait tomber d'un coup de coude, sans le vouloir, l'entendit traiter de " panier a mouchard " et de " torchon de la prefecture. " Quand il eut retabli la paix, ou lui en degoisa long sur monsieur Lebigre: il etait de la police; tout le quartier le savait bien; mademoiselle Saget, avant de se servir chez lui, disait l'avoir rencontre une fois allant au rapport; puis, c'etait un homme d'argent, un usurier qui pretait a la journee aux marchands des quatre saisons, et qui leur louait des voitures, en exigeant un interet scandaleux. Florent fut tres-emu. Le soir meme, en etouffant la voix, il crut devoir repeter ces choses a ces messieurs. Ils hausserent les epaules, rirent beaucoup de ses inquietudes.