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-Ce pauvre Florent! dit mechamment Charvet, parce qu'il est alle a Cayenne, il s'imagine que toute la police est a ses trousses.

Gavard donna sa parole d'honneur que Lebigre etait " un bon, un pur. " Mais ce fut surtout Logre qui se facha. Sa chaise craquait; il deblaterait, il declarait que ce n'etait pas possible de continuer comme cela, que si l'on accusait tout le monde d'etre de la police, il aimait mieux rester chez lui et ne plus s'occuper de politique. Est-ce qu'on n'avait pas ose dire qu'il en etait, lui, Logre! lui qui s'etait battu en 48 et en 51, qui avait failli etre transporte deux fois! Et, en criant cela, il regardait les autres, la machoire en avant, comme s'il eut voulu leur clouer violemment et quand meme la conviction qu'il " n'en etait pas. " Sous ses regards furibonds, les autres protesterent du geste. Cependant, Lacaille, en entendant traiter monsieur Lebigre d'usurier, avait baisse la tete.

Les discussions noyerent cet incident. Monsieur Lebigre, depuis que Logre avait lance l'idee d'un complot, donnait des poignees de mains plus rudes aux habitues du cabinet. A la verite, leur clientele devait etre d'un maigre profit; ils ne renouvelaient jamais leurs consommations. A l'heure du depart, ils buvaient la derniere goutte de leur verre, sagement menage pendant les ardeurs des theories politiques et sociales. Le depart, dans le froid humide de la nuit, etait tout frissonnant, ils restaient un instant sur le trottoir, les yeux brules, les oreilles assourdies, comme surpris par le silence noir de la rue. Derriere eux, Rose mettait les boulons des volets. Puis, quand ils s'etaient serre les mains, epuises, ne trouvant plus un mot, ils se separaient, machant encore des arguments, avec le regret de ne pouvoir s'enfoncer mutuellement leur conviction dans la gorge. Le dos rond de Robine moutonnait, disparaissait du cote de la rue Rambuteau; tandis que Charvet et Clemence s'en allaient par les Halles, jusqu'au Luxembourg, cote a cote, faisant sonner militairement leurs talons, en discutant encore quelque point de politique ou de philosophie, sans jamais se donner le bras.

Le complot murissait lentement. Au commencement de l'ete, il n'etait toujours question que de la necessite de " tenter le coup. " Florent, qui, dans les premiers temps, eprouvait une sorte de mefiance, finit par croire a la possibilite d'un mouvement revolutionnaire. Il s'en occupait tres-serieusement, prenant des notes, faisant des plans ecrits. Les autres parlaient toujours. Lui, peu a peu, concentra sa vie dans l'idee fixe dont il se battait le crane chaque soir, au point qu'il mena son frere Quenu chez monsieur Lebigre, naturellement, sans songer a mal. Il le traitait toujours un peu comme son eleve, il dut meme penser qu'il avait le devoir de le lancer dans la bonne voie. Quenu etait absolument neuf en politique. Mais au bout de cinq ou six soirees, il se trouva a l'unisson. Il montrait une grande docilite, une sorte de respect pour les conseils de son frere, quand la belle Lisa n'etait pas la. D'ailleurs, ce qui le seduisit, avant tout, ce fut la debauche bourgeoise de quitter sa charcuterie, de venir s'enfermer dans ce cabinet ou l'on criait si fort, et ou la presence de Clemence mettait pour lui une pointe d'odeur suspecte et delicieuse. Aussi baclait-il ses andouilles maintenant, afin d'accourir plus vite, ne voulant pas perdre un mot de ces discussions qui lui semblaient tres-fortes, sans qu'il put souvent les suivre jusqu'au bout. La belle Lisa s'apercevait tres bien de sa hate a s'en aller. Elle ne disait encore rien. Quand Florent l'emmenait, elle venait sur le seuil de la porte les voir entrer chez monsieur Lebigre, un peu pale, les yeux severes.

Mademoiselle Saget, un soir, reconnut de sa lucarne l'ombre de Quenu sur les vitres depolies de la grande fenetre du cabinet donnant rue Pirouette. Elle avait trouve la un poste d'observation excellent, en face de cette sorte de transparent laiteux, ou se dessinaient les silhouettes de ces messieurs, avec des nez subits, des machoires tendues qui jaillissaient, des bras enormes qui s'allongeaient brusquement, sans qu'on apercut les corps. Ce demanchement surprenant de membres, ces profils muets et furibonds trahissant au dehors les discussions ardentes du cabinet, la tenaient derriere ses rideaux de mousseline jusqu'a ce que le transparent devint noir. Elle flairait la " un coup de mistoufle. " Elle avait fini par connaitre les ombres, aux mains, aux cheveux, aux vetements. Dans ce pele-mele de poings fermes, de tetes colereuses, d'epaules gonflees, qui semblaient se decoller et rouler les unes sur les autres, elle disait nettement: " Ca, c'est le grand dadais de cousin; ca, c'est ce vieux grigou de Gavard, et voila le bossu, et voila cette perche de Clemence. " Puis, lorsque les silhouettes s'echauffaient, devenaient absolument desordonnees, elle etait prise d'un besoin irresistible de descendre, d'aller voir. Elle achetait son cassis le soir, sous le pretexte qu'elle se sentait " toute chose, " le matin; il le lui fallait, disait-elle, au saut du lit. Le jour ou elle vit la tete lourde de Quenu, barree a coups nerveux par le mince poignet de Charvet, elle arriva chez monsieur Lebigre tres-essoufflee, elle fit rincer sa petite bouteille par Rose, afin de gagner du temps. Cependant, elle allait remonter chez elle, lorsqu'elle entendit la voix du charcutier dire avec une nettete enfantine:

-Non, il n'en faut plus... On leur donnera un coup de torchon solide, a ce tas de farceurs de deputes et de ministres, a tout le tremblement, enfin!

Le lendemain, des huit heures, mademoiselle Saget etait a la charcuterie. Elle y trouva madame Lecoeur et la Sarriette, qui plongeaient le nez dans l'etuve, achetant des saucisses chaudes pour leur dejeuner. Comme la vieille fille les avait entrainees dans sa querelle contre la belle Normande, a propos de la limande de dix sous, elles s'etaient du coup remises toutes deux avec la belle Lisa. Maintenant la poissonniere ne valait pas gros comme ca de beurre. Et elles tapaient sur les Mehudin, des filles de rien qui n'en voulaient qu'a l'argent des hommes. La verite etait que mademoiselle Saget avait laisse entendre a madame Lecoeur que Florent repassait parfois une des deux soeurs a Gavard, et qu'a eux quatre, ils faisaient des parties a crever chez Baratte, bien entendu avec les pieces de cent sous du marchand de volailles. Madame Lecoeur en resta dolente, les yeux jaunes de bile.

Ce matin-la, c'etait a madame Quenu que la vieille fille voulait porter un coup. Elle tourna devant le comptoir; puis, de sa voix la plus douce:

-J'ai vu monsieur Quenu hier soir, dit-elle. Ah bien! allez, ils s'amusent, dans ce cabinet, ou ils font tant de bruit.

Lisa s'etait tournee du cote de la rue, l'oreille tres-attentive, mais ne voulant sans doute pas ecouter de face. Mademoiselle Saget fit une pause, esperant qu'on la questionnerait. Elle ajouta plus bas:

-Ils ont une femme avec eux... Oh! pas monsieur Quenu, je ne dis pas ca, je ne sais pas...

-C'est Clemence, interrompit la Sarriette, une grande seche, qui fait la dinde, parce qu'elle est allee en pension. Elle est avec un professeur rape... Je les ai vus ensemble; ils ont toujours l'air de se conduire au poste.

-Je sais, je sais, reprit la vieille, qui connaissait son Charvet et sa Clemence a merveille, et qui parlait uniquement pour inquieter la charcutiere.

Celle-ci ne bronchait pas. Elle avait l'air de regarder quelque chose de tres-interessant, dans les Halles. Alors, l'autre employa les grands moyens. Elle s'adressa a madame Lecoeur:

-Je voulais vous dire, vous feriez bien de conseiller a votre beau-frere d'etre prudent. Ils crient des choses a faire trembler, dans ce cabinet. Les hommes, vraiment, ca n'est pas raisonnable, avec leur politique. Si on les entendait, n'est-ce pas? ca pourrait tres-mal tourner pour eux.

-Gavard fait ce qui lui plait, soupira madame Lecoeur. Il ne manque plus que ca. L'inquietude m'achevera, s'il se fait jamais jeter en prison.

Et une lueur parut dans ses yeux brouilles. Mais la Sarriette riait, secouant sa petite figure toute fraiche de l'air du matin.

-C'est Jules, dit-elle, qui les arrange, ceux qui disent du mal de l'empire... Il faudrait les flanquer tous a la Seine, parce que, comme il me l'a explique, il n'y a pas avec eux un seul homme comme il faut.