-Oh! continua mademoiselle Saget, ce n'est pas un grand mal, tant que les imprudences tombent dans les oreilles d'une personne comme moi. Vous savez, je me laisserais plutot couper la main... Ainsi, hier soir, monsieur Quenu disait...
Elle s'arreta encore. Lisa avait eu un leger mouvement.
-Monsieur Quenu disait qu'il fallait fusiller les ministres, les deputes, et tout le tremblement.
Cette fois, la charcutiere se tourna brusquement, toute blanche, les mains serrees sur son tablier.
-Quenu a dit ca? demanda-t-elle d'une voix breve.
-Et d'autres choses encore dont je ne me souviens pas. Vous comprenez, c'est moi qui l'ai entendu.... Ne vous tourmentez donc pas comme ca, madame Quenu. Vous savez qu'avec moi, rien ne sort; je suis assez grande fille pour peser ce qui conduirait un homme trop loin... C'est entre nous.
Lisa s'etait remise. Elle avait l'orgueil de la paix honnete de son menage, elle n'avouait pas le moindre nuage entre elle et son mari. Aussi finit-elle par hausser les epaules, en murmurant, avec un sourire:
-C'est des betises a faire rire les enfants.
Quand les trois femmes furent sur le trottoir, elles convinrent que la belle Lisa avait fait une drole de mine. Tout ca, le cousin, les Mehudin, Gavard, le Quenu, avec leurs histoires auxquelles personne ne comprenait rien, ca finirait mal. Madame Lecoeur demanda ce qu'on faisait des gens arretes " pour la politique. " Mademoiselle Saget savait seulement qu'ils ne paraissaient plus, plus jamais; ce qui poussa la Sarriette a dire qu'on les jetait peut-etre a la Seine, comme Jules le demandait.
La charcutiere, au dejeuner et au diner, evita toute allusion. Le soir, quand Florent et Quenu s'en allerent chez monsieur Lebigre, elle ne parut pas avoir plus de severite dans les yeux. Mais justement, ce soir-la, la question de la prochaine constitution fut debattue, et il etait une heure du matin, lorsque ces messieurs se deciderent a quitter le cabinet; les volets etaient mis, ils durent passer par la petite porte, un a un, en arrondissant l'echine. Quenu rentra, la conscience inquiete. Il ouvrit les trois ou quatre portes du logement, le plus doucement possible, marchant sur la pointe des pieds, traversant le salon, les bras tendus, pour ne pas heurter les meubles. Tout dormait. Dans la chambre, il fut tres-contrarie de voir que Lisa avait laisse la bougie allumee; cette bougie brulait au milieu du grand silence, avec une flamme haute et triste. Comme il otait ses souliers et les posait sur un coin du tapis, la pendule sonna une heure et demie, d'un timbre si clair, qu'il se retourna consterne, redoutant de faire un mouvement, regardant d'un air de furieux reproche le Gutenberg dore qui luisait, le doigt sur un livre. Il ne voyait que le dos de Lisa, avec sa tete enfouie dans l'oreiller; mais il sentait bien qu'elle ne dormait pas, qu'elle devait avoir les yeux tout grands ouverts, sur le mur. Ce dos enorme, tres-gras aux epaules, etait bleme, d'une colere contenue; il se renflait, gardait l'immobilite et le poids d'une accusation sans replique. Quenu, tout a fait decontenance par l'extreme severite de ce dos qui semblait l'examiner avec la face epaisse d'un juge, se coula sous les couvertures, souffla la bougie, se tint sage. Il etait reste sur le bord, pour ne point toucher sa femme. Elle ne dormait toujours pas, il l'aurait jure. Puis, il ceda au sommeil, desespere de ce qu'elle ne parlait point, n'osant lui dire bonsoir, se trouvant sans force contre cette masse implacable qui barrait le lit a ses soumissions.
Le lendemain, il dormit tard. Quand il s'eveilla, l'edredon au menton, vautre au milieu du lit, il vit Lisa, assise devant le secretaire, qui mettait des papiers en ordre; elle s'etait levee, sans qu'il s'en apercut, dans le gros sommeil de son devergondage de la veille. Il prit courage, il lui dit, du fond de l'alcove:
-Tiens! pourquoi ne m'as-tu pas reveille?... Qu'est-ce que tu fais la?
-Je range ces tiroirs, repondit-elle, tres-calme, de sa voix ordinaire.
Il se sentit soulage. Mais elle ajouta:
-On ne sait pas ce qui peut arriver; si la police venait...
-Comment, la police?
-Certainement, puisque tu t'occupes de politique, maintenant.
Il s'assit sur son seant, hors de lui, frappe en pleine poitrine par cette attaque rude et imprevue.
-Je m'occupe de politique, je m'occupe de politique, repetait-il; la police n'a rien a voir la dedans, je ne me compromets pas.
-Non, reprit Lisa avec un haussement d'epaules, tu parles simplement de faire fusiller tout le monde.
-Moi! moi!
-Et tu cries cela chez un marchand de vin... Mademoiselle Saget t'a entendu. Tout le quartier, a cette heure sait que tu es un rouge.
Du coup, il se recoucha. Il n'etait pas encore bien eveille. Les paroles de Lisa retentissaient, comme s'il eut deja entendu les fortes bottes des gendarmes, a la porte de la chambre. Il la regardait, coiffee, serree dans son corset, sur son pied de toilette habituel, et il s'ahurissait davantage, a la trouver si correcte dans cette circonstance dramatique.
-Tu le sais, je te laisse absolument libre, reprit-elle apres un silence, tout en continuant a classer les papiers; je ne veux pas porter les culottes, comme on dit... Tu es le maitre, tu peux risquer ta situation, compromettre notre credit, ruiner la maison... Moi, je n'aurai plus tard qu'a sauvegarder les interets de Pauline.
Il protesta, mais elle le fit taire du geste, en ajoutant:
-Non, ne dis rien, ce n'est pas une querelle, pas meme une explication, que je provoque... Ah! si tu m'avais demande conseil, si nous avions cause de ca ensemble, je ne dis pas! On a tort de croire que les femmes n'entendent rien a la politique... Veux-tu que je te la dise, ma politique, a moi?
Elle s'etait levee, elle allait du lit a la fenetre, enlevant du doigt les grains de poussiere qu'elle apercevait sur l'acajou luisant de l'armoire a glace et de la toilette-commode.
-C'est la politique des honnetes gens... Je suis reconnaissante au gouvernement, quand mon commerce va bien, quand je mange ma soupe tranquille, et que je dors sans etre reveillee par des coups de fusil... C'etait du propre, n'est-ce pas, en 48? L'oncle Gradelle, un digne homme, nous a montre ses livres de ce temps-la. Il a perdu plus de six mille francs... Maintenant que nous avons l'empire, tout marche, tout se vend. Tu ne peux pas dire le contraire... Alors, qu'est-ce que vous voulez? qu'est-ce que vous aurez de plus, quand vous aurez fusille tout le monde?
Elle se planta devant la table de nuit, les mains croisees, en face de Quenu, qui disparaissait sous l'edredon. Il essaya d'expliquer ce que ces messieurs voulaient; mais il s'embarrassait dans les systemes politiques et sociaux de Charvet et de Florent; il parlait des principes meconnus, de l'avenement de la democratie, de la regeneration des societes, melant le tout d'une si etrange facon, que Lisa haussa les epaules, sans comprendre. Enfin, il se sauva en tapant sur l'empire: c'etait le regne de la debauche, des affaires vereuses, du vol a main armee.
-Vois-tu, dit-il en se souvenant d'une phrase de Logre, nous sommes la proie d'une bande d'aventuriers qui pillent, qui violent, qui assassinent la France... Il n'en faut plus!
Lisa haussait toujours les epaules.
-C'est tout ce que tu as a dire? demanda-t-elle avec son beau sang-froid. Qu'est-ce que ca me fait, ce que tu racontes la? Quand ce serait vrai, apres?... Est-ce que je te conseille d'etre un malhonnete homme, moi? Est-ce que je te pousse a ne pas payer tes billets, a tromper les clients, a entasser trop vite des pieces de cent sous mal acquises?... Tu me ferais mettre en colere, a la fin! Nous sommes de braves gens, nous autres, qui ne pillons et qui n'assassinons personne. Cela suffit. Les autres, ca ne me regarde pas; qu'ils soient des canailles, s'ils veulent!
Elle etait superbe et triomphante. Elle se remit a marcher, le buste haut, continuant:
-Pour faire plaisir a ceux qui n'ont rien, il faudrait alors ne pas gagner sa vie... Certainement que je profite du bon moment et que je soutiens le gouvernement qui fait aller le commerce. S'il commet de vilaines choses, je ne veux pas le savoir. Moi, je sais que je n'en commets pas, je ne crains point qu'on me montre au doigt dans le quartier. Ce serait trop bete de se battre contre des moulins a vent... Tu te souviens, aux elections, Gavard disait que le candidat de l'empereur etait un homme qui avait fait faillite, qui se trouvait compromis dans de sales histoires. Ca pouvait etre vrai, je ne dis pas non. Tu n'en as pas moins tres-sagement agi en votant pour lui, parce que la question n'etait pas la, qu'on ne te demandait pas de preter de l'argent, ni de faire des affaires avec ce monsieur, mais de montrer au gouvernement que tu etais satisfait de voir prosperer la charcuterie.