Cependant Quenu se rappelait une phrase de Charvet, cette fois, qui declarait que " ces bourgeois empates, ces boutiquiers engraisses, pretant leur soutien a un gouvernement d'indigestion generale, devaient etre jetes les premiers au cloaque. " C'etait grace a eux, grace a leur egoisme du ventre, que le despotisme s'imposait et rongeait une nation. Il lachait d'aller jusqu'au bout de la phrase, quand Lisa lui coupa la parole, emportee par l'indignation.
-Laisse donc! ma conscience ne me reproche rien. Je ne dois pas un sou, je ne suis dans aucun tripotage, j'achete et je vends de bonne marchandise, je ne fais pas payer plus cher que le voisin... C'est bon pour nos cousins, les Saccard, ce que tu dis la. Ils font semblant de ne pas meme savoir que je suis a Paris; mais je suis plus fiere qu'eux, je me moque pas mal de leurs millions. On dit que Saccard trafique dans les demolitions, qu'il vole tout le monde. Ca ne m'etonne pas, il partait pour ca. Il aime l'argent a se rouler dessus, pour le jeter ensuite par les fenetres, comme un imbecile... Qu'on mette en cause les hommes de sa trempe, qui realisent des fortunes trop grosses, je le comprends. Moi, si tu veux le savoir, je n'estime pas Saccard... Mais nous, nous qui vivons si tranquilles, qui mettrons quinze ans a amasser une aisance, nous qui ne nous occupons pas de politique, dont tout le souci est d'elever notre fille et de mener a bien notre barque! allons donc, tu veux rire, nous sommes d'honnetes gens!
Elle vint s'asseoir au bord du lit. Quenu etait ebranle.
-Ecoute-moi bien, reprit-elle d'une voix plus profonde. Tu ne veux pas, je pense, qu'on vienne piller ta boutique, vider ta cave, voler ton argent? Si ces hommes de chez monsieur Lebigre triomphaient, crois-tu que le lendemain, tu serais chaudement couche comme tu es la? et quand tu descendrais a la cuisine, crois-tu que tu te mettrais paisiblement a tes galantines, comme tu le feras tout a l'heure? Non, n'est-ce pas?... Alors, pourquoi parles-tu de renverser le gouvernement, qui te protege et te permet de faire des economies? Tu as une femme, tu as une fille, tu te dois a elles avant tout. Tu serais coupable, si tu risquais leur bonheur. Il n'y a que les gens sans feu ni lieu, n'ayant rien a perdre, qui veulent des coups de fusil. Tu n'entends pas etre le dindon de la farce, peut-etre! Reste donc chez toi, grande bete, dors bien, mange bien, gagne de l'argent, aie la conscience tranquille, dis-toi que la France se debarbouillera toute seule, si l'empire la tracasse. Elle n'a pas besoin de toi, la France!
Elle riait de son beau rire, Quenu etait tout a fait convaincu. Elle avait raison, apres tout; et c'etait une belle femme, sur le bord du lit, peignee de si bonne heure, si propre et si fraiche, avec son linge eblouissant. En ecoutant Lisa, il regardait leurs portraits, aux deux cotes de la cheminee; certainement, ils etaient des gens honnetes, ils avaient l'air tres comme il faut, habilles de noir, dans les cadres dores. La chambre, elle aussi, lui parut une chambre de personnes distinguees; les carres de guipure mettaient une sorte de probite sur les chaises; le tapis, les rideaux, les vases de porcelaine a paysages, disaient leur travail et leur gout du confortable. Alors, il s'enfonca davantage sous l'edredon, ou il cuisait doucement, dans une chaleur de baignoire. Il lui sembla qu'il avait failli perdre tout cela chez monsieur Lebigre, son lit enorme, sa chambre si bien close, sa charcuterie, a laquelle il songeait maintenant avec des remords attendris. Et, de Lisa, des meubles, de ces choses douces qui l'entouraient, montait un bien-etre qui l'etouffait un peu, d'une facon delicieuse.
-Beta, lui dit sa femme en le voyant vaincu, tu avais pris un beau chemin. Mais, vois-tu, il aurait fallu nous passer sur le corps a Pauline et a moi... Et ne te mele plus de juger le gouvernement, n'est-ce pas? Tous les gouvernements sont les memes, d'abord. On soutient celui-la, on en soutiendrait un autre, c'est necessaire. Le tout, quand on est vieux, est de manger ses rentes en paix, avec la certitude de les avoir bien gagnees.
Quenu approuvait de la tete. Il voulut commencer une justification.
-C'est Gavard..., murmura-t-il.
Mais elle devint serieuse, elle l'interrompit avec brusquerie.
-Non, ce n'est pas Gavard... Je sais qui c'est. Celui-la ferait bien de songer a sa propre surete, avant de compromettre les autres.
-C'est de Florent que tu veux parler? demanda timidement Quenu, apres un silence.
Elle ne repondit pas tout de suite. Elle se leva, retourna au secretaire, comme faisant effort pour se contenir. Puis, d'une voix nette:
-Oui, de Florent... Tu sais combien je suis patiente. Pour rien au monde, je ne voudrais me mettre entre ton frere et toi. Les liens de famille, c'est sacre. Mais la mesure est comble, a la fin. Depuis que ton frere est ici, tout va de mal en pis... D'ailleurs, non, je ne veux rien dire, ca vaudra mieux.
Il y eut un nouveau silence. Et, comme son mari regardait le plafond de l'alcove, l'air embarrasse, elle reprit avec plus de violence:
-Enfin, on ne peut pas dire, il ne semble pas meme comprendre ce que nous faisons pour lui. Nous nous sommes genes, nous lui avons donne la chambre d'Augustine, et la pauvre fille couche sans se plaindre dans un cabinet ou elle manque d'air. Nous le nourrissons matin et soir, nous sommes aux petits soins... Rien. Il accepte cela naturellement. Il gagne de l'argent, et on ne sait seulement pas ou ca passe, ou plutot on ne le sait que trop.
-Il y a l'heritage, hasarda Quenu, qui souffrait d'entendre accuser son frere.
Lisa resta toute droite, comme etourdie. Sa colere tomba.
-Tu as raison, il y a l'heritage... Voila le compte, dans ce tiroir. Il n'en a pas voulu, tu etais la, tu te souviens? Cela prouve que c'est un garcon sans cervelle et sans conduite. S'il avait la moindre idee, il aurait deja fait quelque chose avec cet argent... Moi, je voudrais bien ne plus l'avoir, ca nous debarrasserait... Je lui en ai deja parle deux fois; mais il refuse de m'ecouter. Tu devrais le decider a le prendre, toi... Tache d'en causer avec lui, n'est-ce pas?
Quenu repondit par un grognement, Lisa evita d'insister, ayant mis, croyait-elle, toute l'honnetete de son cote.
-Non, ce n'est pas un garcon comme un autre, recommenca-t-elle. Il n'est pas rassurant, que veux-tu! Je le dis ca, parce que nous en causons... Je ne m'occupe pas de sa conduite, qui fait deja beaucoup jaser sur nous dans le quartier. Qu'il mange, qu'il couche, qu'il nous gene, on peut le tolerer. Seulement, ce que je ne lui permettrai pas, c'est de nous fourrer dans sa politique. S'il le monte encore la tete, s'il nous compromet le moins du monde, je t'avertis que je me debarrasserai de lui carrement... Je t'avertis, tu comprends!
Florent etait condamne. Elle faisait un veritable effort pour ne pas se soulager, laisser couler le flot de rancune amassee qu'elle avait sur le coeur. Il heurtait tous ses instincts, la blessait, l'epouvantait, la rendait veritablement malheureuse. Elle murmura encore:
-Un homme qui a eu les plus vilaines aventures, qui n'a pas su se creer seulement un chez lui... je comprends qu'il veuille des coups de fusil. Qu'il aille en recevoir, s'il les aime; mais qu'il laisse les braves gens a leur famille... Puis il ne me plait pas, voila! Il sent le poisson, le soir, a table. Ca m'empeche de manger. Lui, n'en perd pas une bouchee; et pour ce que ca lui profite! Il ne peut pas seulement engraisser, le malheureux, tant il est ronge de mechancete.