Elle s'etait approchee de la fenetre. Elle vit Florent qui traversait la rue Rambuteau, pour se rendre a la poissonnerie. L'arrivage de la maree debordait, ce matin-la; les mannes avaient de grandes moires d'argent, les criees grondaient. Lisa suivit les epaules pointues de son beau-frere entrant dans les odeurs fortes des Halles, l'echine pliee, avec cette nausee de l'estomac qui lui montait aux tempes; et le regard dont elle l'accompagnait etait celui d'une combattante, d'une femme resolue au triomphe.
Quand elle se retourna, Quenu se levait. En chemise, les pieds dans la douceur du tapis de mousse, encore tout chaud de la bonne chaleur de l'edredon, il etait bleme, afflige de la mesintelligence de son frere et de sa femme. Mais Lisa eut un de ses beaux sourires. Elle le toucha beaucoup en lui donnant ses chaussettes.
IV
Marjolin fut trouve au marche des Innocents, dans un tas de choux, sous un chou blanc, enorme, et dont une des grandes feuilles rabattues cachait son visage rose d'enfant endormi. On ignora toujours quelle main miserable l'avait pose la. C'etait deja un petit bonhomme de deux a trois ans, tres-gras, tres-heureux de vivre, mais si peu precoce, si empate, qu'il bredouillait a peine quelque mots, ne sachant que sourire. Quand une marchande de legumes le decouvrit sous le grand chou blanc, elle poussa un tel cri de surprise, que les voisines accoururent, emerveillees; et lui, il tendait les mains, encore en robe, roule dans un morceau de couverture. Il ne put dire qui etait sa mere. Il avait dos yeux etonnes, en se serrant contre l'epaule d'une grosse tripiere qui l'avait pris entre les bras. Jusqu'au soir, il occupa le marche. Il s'etait rassure, il mangeait des tartines, il riait a toutes les femmes. La grosse tripiere le garda; puis, il passa a une voisine; un mois plus tard, il couchait chez une troisieme. Lorsqu'on lui demandait: " Ou est ta mere? " il avait un geste adorable: sa main faisait le tour, montrant les marchandes toutes a la fois. Il fut l'enfant des Halles, suivant les jupes de l'une ou de l'autre, trouvant toujours un coin dans un lit, mangeant la soupe un peu partout, habille a la grace de Dieu, et ayant quand meme des sous au fond de ses poches percees. Une belle fille rousse, qui vendait des plantes officinales, l'avait appele Marjolin, sans qu'on sut pourquoi.
Marjolin allait avoir quatre ans, lorsque la mere Chantemesse fit a son tour la trouvaille d'une petite fille, sur le trottoir de la rue Saint-Denis, au coin du marche. La petite pouvait avoir deux ans, mais elle bavardait deja comme une pie, ecorchant les mots dans son babil d'enfant; si bien que la mere Chantemesse crut comprendre qu'elle s'appelait Cadine, et que sa mere, la veille au soir, l'avait assise sous une porte, en lui disant de l'attendre. L'enfant avait dormi la; elle ne pleurait pas, elle racontait qu'on la battait. Puis, elle suivit la mere Chantemesse, bien contente, enchantee de cette grande place, ou il y avait tant de monde et tant de legumes. La mere Chantemesse, qui vendait au petit tas, etait une digne femme, tres-bourrue, touchant deja a la soixantaine; elle adorait les enfants, ayant perdu trois garcons au berceau. Elle pensa que " cette roulure-la semblait une trop mauvaise gale pour crever, " et elle adopta Cadine.
Mais, un soir, comme la mere Chantemesse s'en allait, tenant Cadine dela main droite, Marjolin lui prit sans facon la main gauche.
-Eh! mon garcon, dit la vieille en s'arretant, la place est donnee... Tu n'es donc plus avec la grande Therese! Tu es un fameux coureur, sais-tu?
Il la regardait, avec son rire, sans la lacher. Elle ne put rester grondeuse, tant il etait joli et boucle. Elle murmura:
-Allons, venez, marmaille... Je vous coucherai ensemble.
Et elle arriva rue au Lard, ou elle demeurait, avec un enfant de chaque main. Marjolin s'oublia chez la mere Chantemesse. Quand ils faisaient par trop de tapage, elle leur allongeait quelques taloches, heureuse de pouvoir crier, de se facher, de les debarbouiller, de les fourrer sous la meme couverture. Elle leur avait installe un petit lit, dans une vieille voiture de marchand des quatre saisons, dont les roues et les brancards manquaient. C'etait comme un large berceau, un peu dur, encore tout odorant des legumes qu'elle y avait longtemps tenus frais sous des linges mouilles. Cadine et Marjolin dormirent la, a quatre ans, aux bras l'un de l'autre.
Alors, ils grandirent ensemble, on les vit toujours les mains a la taille. La nuit, la mere Chantemesse les entendait qui bavardaient doucement. La voix flutee de Cadine, pendant des heures, racontait des choses sans fin, que Marjolin ecoutait avec des etonnements plus sourds. Elle etait tres-mechante, elle inventait des histoires pour lui faire peur, lui disait que, l'antre nuit, elle avait vu un homme tout blanc, au pied de leur lit, qui les regardait, en tirant une grande langue rouge. Marjolin suait d'angoisse, lui demandait des details; et elle se moquait de lui, elle finissait par l'appeler " grosse bete. " D'autres fois, ils n'etaient pas sages, ils se donnaient des coups de pieds, sous les couvertures; Cadine repliait les jambes, etouffait ses rires, quand Marjolin, de toutes ses forces, la manquait et allait taper dans le mur. Il fallait, ces fois-la, que la mere Chantemesse se levat pour border les couvertures; elle les endormait tous les deux d'une calotte, sur l'oreiller. Le lit fut longtemps ainsi pour eux un lieu de recreation; ils y emportaient leurs joujoux, ils y mangeaient des carottes et des navets voles; chaque matin, leur mere adoptive etait toute surprise d'y trouver des objets etranges, des cailloux, des feuilles, des trognons de pommes, des poupees faites avec des bouts de chiffon. Et, les jours de grands froids, elle les laissait la, endormis, la tignasse noire de Cadine melee aux boucles blondes de Marjolin, les bouches si pres l'une de l'autre, qu'ils semblaient se rechauffer de leur haleine.
Cette chambre de la rue au Lard etait un grand galetas, delabre, qu'une seule fenetre, aux vitres depolies par les pluies, eclairait. Les enfants y jouaient a cache-cache, dans la haute armoire de noyer et sous le lit colossal de la mere Chantemesse. Il y avait encore deux ou trois tables, sous lesquelles ils marchaient a quatre pattes. C'etait charmant, parce qu'il n'y faisait pas clair, et que des legumes trainaient dans les coins noirs. La rue au Lard, elle aussi, etait bien amusante, etroite, peu frequentee, avec sa large arcade qui s'ouvre sur la rue de la Lingerie. La porte de la maison se trouvait a cote meme de l'arcade, une porte basse, dont le battant ne s'ouvrait qu'a demi sur les marches grasses d'un escalier tournant. Cette maison, a auvent, qui se renflait, toute sombre d'humidite, avec la caisse verdie des plombs, a chaque etage, devenait, elle aussi, un grand joujou. Cadine et Marjolin passaient leurs matinees a jeter d'en bas des pierres, de facon a les lancer dans les plombs; les pierres descendaient alors le long des tuyaux de descente, en faisant un tapage tres-rejouissant. Mais ils casserent deux vitres, et ils emplirent les tuyaux de cailloux, a tel point que la mere Chantemesse, qui habitait la maison depuis quarante-trois ans, faillit recevoir conge.
Cadine et Marjolin s'attaquerent alors aux tapissieres, aux baquets, aux camions, qui stationnaient dans la rue deserte. Ils montaient sur les roues, se balancaient aux bouts de chaine, escaladaient les caisses, les paniers entasses. Les arriere-magasins des commissionnaires de la rue de la Poterie ouvraient la de vastes salles sombres, qui s'emplissaient et se vidaient en un jour, menageant a chaque heure de nouveaux trous charmants, des cachettes, ou les gamins s'oubliaient dans l'odeur des fruits secs, des oranges, des pommes fraiches. Puis, ils se lassaient, ils allaient retrouver la mere Chantemesse, sur le carreau des Innocents. Ils y arrivaient, bras dessus, bras dessous, traversant les rues avec des rires, au milieu des voitures, sans avoir peur d'etre ecrases. Ils connaissaient le pave, enfoncant leurs petites jambes jusqu'aux genoux dans les fanes de legumes; ils ne glissaient pas, ils se moquaient, quand quelque roulier, aux souliers lourds, s'etalait les quatre fers en l'air, pour avoir marche sur une queue d'artichaut. Ils etaient les diables roses et familiers de ces rues grasses. On ne voyait qu'eux. Par les temps de pluie, ils se promenaient gravement, sous un immense parasol tout en loques, dont la marchande au petit tas avait abrite son eventaire pendant vingt ans; ils le plantaient gravement dans un coin du marche, ils appelaient ca " leur maison. " Les jours de soleil, ils galopinaient, a ne plus pouvoir remuer le soir; ils prenaient des bains de pieds dans la fontaine, faisaient des ecluses en barrant les ruisseaux, se cachaient sous des tas de legumes, restaient la, au frais, a bavarder, comme la nuit, dans leur lit. On entendait souvent sortir, en passant a cote d'une montagne de laitues ou de romaines, un caquetage etouffe. Lorsqu'on ecartait les salades, on les apercevait, allonges cote a cote, sur leur couche de feuilles, l'oeil vif, inquiets comme des oiseaux decouverts au fond d'un buisson. Maintenant, Cadine ne pouvait se passer de Marjolin, et Marjolin pleurait, quand il perdait Cadine. S'ils venaient a etre separes, ils se cherchaient derriere toutes les jupes des Halles, dans les caisses, sous les choux. Ce fut surtout sous les choux qu'ils grandirent et qu'ils s'aimerent.