Marjolin allait avoir huit ans, et Cadine six, quand la mere Chantemesse leur fit honte de leur paresse. Elle leur dit qu'elle les associait a sa vente au petit tas; elle leur promit un sou par jour, s'ils voulaient l'aider a eplucher ses legumes. Les premiers jours, les enfants eurent un beau zele. Ils s'etablissaient aux deux cotes de l'eventaire, avec des couteaux etroits, tres attentifs a la besogne. La mere Chantemesse avait la specialite des legumes epluches; elle tenait, sur sa table tendue d'un bout de lainage noir mouille, des alignements de pommes de terre, de navets, de carottes, d'oignons blancs, ranges quatre par quatre, en pyramide, trois pour la base, un pour la pointe, tout prets a etre mis dans les casseroles des menageres attardees. Elle avait aussi des paquets ficeles pour le pot-au-feu, quatre poireaux, trois carottes, un panais, deux navets, deux brins de celeri; sans parler de la julienne fraiche coupee tres fine sur des feuilles de papier, des choux tailles en quatre, des tas de tomates et des tranches de potiron qui mettaient des etoiles rouges et des croissants d'or dans la blancheur des autres legumes laves a grande eau. Cadine se montra beaucoup plus habile que Marjolin, bien qu'elle fut plus jeune; elle enlevait aux pommes de terre une pelure si mince, qu'on voyait le jour a travers; elle ficelait les paquets pour le pot-au-feu d'une si gentille facon, qu'ils ressemblaient a des bouquets; enfin, elle savait faire des petits tas qui paraissaient tres-gros, rien qu'avec trois carottes ou trois navets. Les passants s'arretaient en riant, quand elle criait de sa voix pointue de gamine:
-Madame, madame, venez me voir... A deux sous, mon petit tas!
Elle avait des pratiques, ses petits tas etaient tres-connus. La mere Chantemesse, assise entre les deux enfants, riait d'un rire interieur, qui lui faisait monter la gorge au menton, a les voir si serieux a la besogne. Elle leur donnait religieusement leur sou par jour. Mais les petits tas finirent par les ennuyer. Ils prenaient de l'age, ils revaient des commerces plus lucratifs. Marjolin restait enfant tres-tard, ce qui impatientait Cadine. Il n'avait pas plus d'idee qu'un chou, disait-elle. Et, a la verite, elle avait beau inventer pour lui des moyens de gagner de l'argent, il n'en gagnait point, il ne savait pas meme faire une commission. Elle, etait tres-rouee. A huit ans, elle se fit enroler par une de ces marchandes qui s'assoient sur un banc, autour des Halles avec un panier de citrons, que toute une bande de gamines vendent sous leurs ordres; elle offrait les citrons dans sa main, deux pour trois sous, courant apres les passants, poussant sa marchandise sous le nez des femmes, retournant s'approvisionner, quand elle avait la main vide; elle touchait deux sous par douzaine de citrons, ce qui mettait ses journees jusqu'a cinq et six sous, dans les bons temps. L'annee suivante, elle placa des bonnets a neuf sous; le gain etait plus fort; seulement, il fallait avoir l'oeil vif, car ces commerces en plein vent sont defendus; elle flairait les sergents de ville a cent pas, les bonnets disparaissaient sous ses jupes, tandis qu'elle croquait une pomme, d'un air innocent. Puis, elle tint des gateaux, des galettes, des tartes aux cerises, des croquets, des biscuits de mais, epais et jaunes, sur des claies d'osier; mais Marjolin lui mangea son fonds. Enfin, a onze ans, elle realisa une grande idee qui la tourmentait depuis longtemps. Elle economisa quatre francs en deux mois, fit l'emplette d'une petite hotte, et se mit marchande de mouron.
C'etait toute une grosse affaire. Elle se levait de bon matin, achetait aux vendeurs en gros sa provision de mouron, de millet en branche, d'echaudes; puis elle partait, passait l'eau, courait le quartier Latin, de la rue Saint-Jacques a la rue Dauphine, et jusqu'au Luxembourg. Marjolin l'accompagnait. Elle ne voulait pas meme qu'il portat la hotte; elle disait qu'il n'etait bon qu'a crier; et il criait sur un ton gras et trainant:
-Mouron pour les p'tits oiseaux!
Et elle reprenait, avec des notes de flute, sur une etrange phrase, musicale qui finissait par un son pur et file, tres haut:
-Mouron pour les p'tits oiseaux!
Ils allaient chacun sur un trottoir, regardant en l'air. A cette epoque, Marjolin avait un grand gilet rouge qui lui descendait jusqu'aux genoux, le gilet du defunt pere Chantemesse, ancien cocher de fiacre; Cadine portait une robe a carreaux bleus et blancs, taillee dans un tartan use de la mere Chantemesse. Les serins de toutes les mansardes du quartier Latin les connaissaient. Quand ils passaient, repetant leur phrase, se jetant l'echo de leur cri, les cages chantaient.
Cadine vendit aussi du cresson. " A deux sous la botte! a deux sous la botte! " Et c'etait Marjolin qui entrait dans les boutiques pour offrir " le beau cresson de fontaine, la sante du corps! " Mais les Halles centrales venaient d'etre construites; la petite restait en extase devant l'allee aux fleurs qui traverse le pavillon des fruits. La, tout le long, les bancs de vente, comme des plates-bandes aux deux bords d'un sentier, fleurissent, epanouissent de gros bouquets; c'est une moisson odorante, deux haies epaisses de roses, entre lesquelles les filles du quartier aiment a passer, souriantes, un peu etouffees par la senteur trop forte; et, en haut des etalages, il y a des fleurs artificielles, des feuillages de papier ou des gouttes de gomme font des gouttes de rosee, des couronnes de cimetiere en perles noires et blanches qui se moirent de reflets bleus. Cadine ouvrait son nez rose avec des sensualites de chatte; elle s'arretait dans cette fraicheur douce, emportait tout ce qu'elle pouvait de parfum. Quand elle mettait son chignon sous le nez de Marjolin, il disait que ca sentait l'oeillet. Elle jurait qu'elle ne se servait plus de pommade, qu'il suffisait de passer dans l'allee. Puis, elle intrigua tellement, qu'elle entra au service d'une des marchandes. Alors, Marjolin trouva qu'elle sentait bon des pieds a la tete. Elle vivait dans les roses, dans les lilas, dans les giroflees, dans les muguets. Lui, flairant sa jupe, longuement, en maniere de jeu, semblait chercher, finissait par dire: " Ca sent le muguet. " Il montait a la taille, au corsage, reniflait plus fort: " Ca sent la giroflee. " Et aux manches, a la jointure des poignets: " Ca sent le lilas. " Et a la nuque, tout autour du cou, sur les joues, sur les levres: " Ca sent la rose. " Cadine riait, l'appelait " beta, " lui criait de finir, parce qu'il lui faisait des chatouilles avec le bout de son nez. Elle avait une haleine de jasmin. Elle etait un bouquet tiede et vivant.
Maintenant, la petite se levait a quatre heures, pour aider sa patronne dans ses achats. C'etait, chaque matin, des brassees de fleurs achetees aux horticulteurs de la banlieue, des paquets de mousse, des paquets de feuilles de fougere et de pervenche, pour entourer les bouquets. Cadine restait emerveillee devant les brillants et les valenciennes que portaient les filles des grands jardiniers de Montreuil, venues au milieu de leurs roses. Les jours de Sainte Marie, de Saint Pierre, de Saint Joseph, des saints patronymiques tres-fetes, la vente commencait a deux heures; il se vendait, sur le carreau, pour plus de cent mille francs de fleurs coupees; des revendeuses gagnaient jusqu'a deux cents francs en quelques heures. Ces jours-la, Cadine ne montrait plus que les meches frisees de ses cheveux au-dessus des bottes de pensees, de reseda, de marguerites; elle etait noyee, perdue sous les fleurs; elle montait toute la journee des bouquets sur des brins de jonc. En quelques semaines, elle avait acquis de l'habilete et une grace originale. Ses bouquets ne plaisait pas a tout le monde; ils faisaient sourire, et ils inquietaient, par un cote de naivete cruelle. Les rouges y dominaient, coupes de tons violents, de bleus, de jaunes, de violets, d'un charme barbare. Les matins ou elle pincait Marjolin, ou elle le taquinait a le faire pleurer, elle avait des bouquets feroces, des bouquets de fille en colere, aux parfums rudes, aux couleurs irritees. D'autres matins, quand elle etait attendrie par quelque peine ou par quelque joie, elle trouvait des bouquets d'un gris d'argent, tres-doux, voiles, d'une odeur discrete. Puis, c'etaient des roses, saignantes comme des coeurs ouverts, dans des lacs d'oeillets blancs; des glaieuls fauves, montant en panaches de flammes parmi des verdures effarees; des tapisseries de Smyrne, aux dessins compliques, faites fleur a fleur, ainsi que sur un canevas; des eventails moires, s'elargissant avec des douceurs de dentelle; des puretes adorables, des tailles epaissies, des reves a mettre dans les mains des harengeres ou des marquises, des maladresses de vierge et des ardeurs sensuelles de fille, toute la fantaisie exquise d'une gamine de douze ans, dans laquelle la femme s'eveillait.