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Cadine n'avait plus que deux respects: le respect du lilas blanc, dont la botte de huit a dix branches coute, l'hiver, de quinze a vingt francs; et le respect des camelias, plus chers encore, qui arrivent par douzaine, dans des boites, couches sur un lit de mousse, recouverts d'une feuille d'ouate. Elle les prenait, comme elle aurait pris des bijoux, delicatement, sans respirer, de peur de les gater d'un souffle; puis, c'etait avec de precautions infinies qu'elle attachait sur des brins de jonc leurs queues courtes. Elle parlait d'eux serieusement. Elle disait a Marjolin qu'un beau camelia blanc, sans piqure de rouille, etait une chose rare, tout a fait belle. Comme elle lui en faisait admirer un, il s'ecria, un jour:

-Oui, c'est gentil, mais j'aime mieux le dessous de ton menton, la, a cette place; c'est joliment plus doux et plus transparent que ton camelia... Il y a des petites veines bleues et roses qui ressemblent a des veines de fleur.

Il la caressait du bout des doigts; puis il approcha le nez, murmurant:

-Tiens, tu sens l'oranger, aujourd'hui.

Cadine avait un tres-mauvais caractere. Elle ne s'accommodait pas du role de servante. Aussi finit-elle par s'etablir pour son compte. Comme elle etait alors agee de treize ans, et qu'elle ne pouvait rever le grand commerce, un banc de vente de l'allee aux fleurs, elle vendit des bouquets de violettes d'un sou, piques dans un lit de mousse, sur un eventaire d'osier pendu a son cou. Elle rodait toute la journee dans les Halles, autour des Halles, promenant son bout de pelouse. C'etait la sa joie, cette flanerie continuelle, qui lui degourdissait les jambes, qui la tirait des longues heures passees a faire des bouquets, les genous plies, sur une chaise basse. Maintenant, elle tournait ses violettes en marchant, elle les tournait comme des fuseaux, avec une merveilleuse legerete de doigts; elle comptait six a huit fleurs, selon la saison, pliait en deux un brin de jonc, ajoutait une feuille, roulait un fil mouille; et, entre ses dents de jeune loup, elle cassait le fil. Les petits bouquets semblaient pousser tout seuls dans la mousse de l'eventaire, tant elle les y plantait vite. Le long des trottoirs, au milieu des coudoiements de la rue, ses doigts rapides fleurissaient, sans qu'elle les regardat, la mine effrontement levee, occupee des boutiques et des passants. Puis, elle se reposait un instant dans le creux d'une porte; elle mettait au bord des ruisseaux, gras des eaux de vaisselle, un coin de printemps, une lisiere de bois aux herbes bleuies. Ses bouquets gardaient ses mechantes humeurs et ses attendrissements; il y en avait de herisses, de terribles, qui ne decoleraient pas dans leur cornet chiffonne; il y en avait d'autres, paisibles, amoureux, souriant au fond de leur collerette propre. Quand elle passait, elle laissait une odeur douce. Marjolin la suivait beatement. Des pieds a la tete, elle ne sentait plus qu'un parfum. Lorsqu'il la prenait, qu'il allait de ses jupes a son corsage, de ses mains a sa face, il disait qu'elle n'etait que violette, qu'une grande violette. Il enfoncait sa tete, il repetait:

-Tu te rappelles, le jour ou nous sommes alles a Romainville? C'est tout a fait ca, la surtout, dans ta manche... Ne change plus. Tu sens trop bon.

Elle ne changea plus. Ce fut son dernier metier. Mais les deux enfants grandissaient, souvent elle oubliait son eventaire pour courir le quartier. La construction des Halles centrales fut pour eux un continuel sujet d'escapades. Ils penetraient au beau milieu des chantiers, par quelque fente des clotures de planches; ils descendaient dans les fondations, grimpaient aux premieres colonnes de fonte. Ce fut alors qu'ils mirent un peu d'eux, de leurs jeux, de leurs batteries, dans chaque trou, dans chaque charpente. Les pavillons s'eleverent sous leurs petites mains. De la vinrent les tendresses qu'ils eurent pour les grandes Halles, et les tendresses que les grandes Halles leur rendirent. Ils etaient familiers avec ce vaisseau gigantesque, en vieux amis qui en avaient vu poser les moindres boulons. Ils n'avaient pas peur du monstre, tapaient de leur poing maigre sur son enormite, le traitaient en bon enfant, eu camarade avec lequel on ne se gene pas. Et les Halles semblaient sourire de ces deux gamins qui etaient la chanson libre, l'idylle effrontee de leur ventre geant.

Cadine et Marjolin ne couchaient plus ensemble, chez la mere Chantemesse, dans la voilure de marchand des quatre saisons. La vieille, qui les entendait toujours bavarder la nuit, fit un lit a part pour le petit, par terre, devant l'armoire; mais, le lendemain malin, elle le retrouva au cou de la petite sous la meme couverture. Alors elle le coucha chez une voisine. Cela rendit les enfants tres-malheureux. Dans le jour, quand la mere Chantemesse n'etait pas la, ils s'eprenaient tout habilles entre les bras l'un de l'autre, ils s'allongeaient sur le carreau, comme sur un lit; et cela les amusait beaucoup. Plus tard, ils polissonnerent, ils chercherent les coins noirs de la chambre, ils se cacherent plus souvent au fond des magasins de la rue au Lard, derriere les tas de pommes et les caisses d'oranges. Ils etaient libres et sans honte, comme les moineaux qui s'accouplent au bord d'un toit.

Ce fut dans la cave du pavillon aux volailles qu'ils trouverent moyen de coucher encore ensemble. C'etait une habitude douce, une sensation de bonne chaleur, une facon de s'endormir l'un contre l'autre, qu'ils ne pouvaient perdre. Il y avait la, pres des tables d'abatage, de grands paniers de plume dans lesquels ils tenaient a l'aise. Des la nuit tombee, ils descendaient, ils restaient toute la soiree, a se tenir chaud, heureux des mollesses de cette couche, avec du duvet pardessus les yeux. Ils trainaient d'ordinaire leur panier loin du gaz; ils etaient seuls, dans les odeurs fortes des volailles, tenus eveilles par de brusques chants de coq qui sortaient de l'ombre. Et ils riaient, ils s'embrassaient, pleins d'une amitie vive qu'ils ne savaient comment se temoigner. Marjolin etait tres bete. Cadine le battait, prise de colere contre lui, sans savoir pourquoi. Elle le degourdissait par sa cranerie de fille des rues. Lentement, dans les paniers de plumes, ils en surent long. C'etait un jeu. Les poules et les coqs qui couchaient a cote d'eux, n'avaient pas une plus belle innocence.

Plus tard, ils emplirent les grandes Halles de leurs amours de moineaux insouciants. Ils vivaient en jeunes betes heureuses, abandonnees a l'instinct, satisfaisant leurs appetits au milieu de ces entassements de nourriture, dans lesquels ils avaient pousse comme des plantes tout en chair. Cadine a seize ans, etait une fille echappee, une bohemienne noire du pave, tres gourmande, tres sensuelle. Marjolin, a dix-huit ans, avait l'adolescence deja ventrue d'un gros homme, l'intelligence nulle, vivant par les sens. Elle decouchait souvent pour passer la nuit avec lui dans la cave aux volailles; elle riait hardiment au nez de la mere Chantemesse, le lendemain, se sauvant sous le balai dont la vieille tapait a tort et a travers dans la chambre, sans jamais atteindre la vaurienne, qui se moquait avec une effronterie rare, disant qu'elle avait veille " pour voir s'il poussait des cornes a la lune. " Lui, vagabondait; les nuits ou Cadine le laissait seul, il restait avec le planton des forts de garde dans les pavillons; il dormait sur des sacs, sur des caisses, au fond du premier coin venu. Ils en vinrent tous deux a ne plus quitter les Halles. Ce fut leur voliere, leur etable, la mangeoire colossale ou ils dormaient, s'aimaient, vivaient, sur un lit immense de viandes, de beurres et de legumes.