Mais ils eurent toujours une amitie particuliere pour les grands paniers de plumes. Ils revenaient la, les nuits de tendresse. Les plumes n'etaient pas triees. Il y avait de longues plumes noires de dinde et des plumes d'oie, blanches et lisses, qui les chatouillaient aux oreilles, quand ils se retournaient; puis, c'etait du duvet de canard, ou ils s'enfoncaient comme dans de l'ouate, des plumes legeres de poules, dorees, bigarrees, dont ils faisaient monter un vol a chaque souffle, pareil a un vol de mouches ronflant au soleil. En hiver, ils couchaient aussi dans la pourpre des faisans, dans la cendre grise des alouettes, dans la soie mouchetee des perdrix, des cailles et des grives. Les plumes etaient vivantes encore, tiedes d'odeur. Elles mettaient des frissons d'ailes, des chaleurs de nid, entre leurs levres. Elles leur semblaient un large dos d'oiseau, sur lequel ils s'allongeaient, et qui les emportait, pames aux bras l'un de l'autre. Le matin, Marjolin cherchait Cadine, perdue au fond du panier, comme s'il avait neige sur elle. Elle se levait ebouriffee, se secouait, sortait d'un nuage, avec son chignon ou restait toujours plante quelque panache de coq.
Ils trouverent un autre lieu de delices, dans le pavillon de la vente en gros des beurres, des oeufs et des fromages. Il s'entasse la, chaque matin, des murs enormes de paniers vides. Tous deux se glissaient, trouaient ce mur, se creusaient une cachette. Puis, quand ils avaient pratique une chambre dans le tas, ils ramenaient un panier, ils s'enfermaient. Alors, ils etaient chez eux, ils avaient une maison. Ils s'embrassaient impunement. Ce qui les faisait se moquer du monde, c'etait que de minces cloisons d'osier les separaient seules de la foule des Halles, dont ils entendaient autour d'eux la voix haute. Souvent, ils pouffaient de rire, lorsque des gens s'arretaient a deux pas, sans les soupconner la; ils ouvraient des meurtrieres, hasardaient un oeil; Cadine, a l'epoque des cerises, lancait des noyaux dans le nez de toutes les vieilles femmes qui passaient, ce qui les amusait d'autant plus, que les vieilles, effarees, ne devinaient jamais d'ou partait cette grele de noyaux. Ils rodaient aussi au fond des caves, en connaissaient les trous d'ombre, savaient traverser les grilles les mieux fermees. Une de leurs grandes parties etait de penetrer sur la voie du chemin de fer souterrain, etabli dans le sous-sol, et que des lignes projetees devaient relier aux differentes gares; des troncons de cette voie passent sous les rues couvertes, separant les caves de chaque pavillon; meme, a tous les carrefours, des plaques tournantes sont posees, pretes a fonctionner. Cadine et Marjolin avaient fini par decouvrir, dans la barriere de madriers qui defend la voie, une piece de bois moins solide qu'ils avaient rendue mobile; si bien qu'ils entraient la, tout a l'aise. Ils y etaient separes du monde, avec le continu pietinement de Paris, en haut, sur le carreau. La voie etendait ses avenues, ses galeries desertes, tachees de jour, sous les regards a grilles de fonte; dans les bouts noirs, des gaz brulaient. Ils se promenaient comme au fond d'un chateau a eux, certains que personne ne les derangerait, heureux de ce silence bourdonnant, de ces lueurs louches, de cette discretion de souterrain, ou leurs amours d'enfants gouailleurs avaient des frissons de melodrame. Des caves voisines, a travers les madriers, toutes sortes d'odeurs leur arrivaient: la fadeur des legumes, l'aprete de la maree, la rudesse pestilentielle des fromages, la chaleur vivante des volailles. C'etaient de continuels souffles nourrissants qu'ils aspiraient entre leurs baisers, dans l'alcove d'ombre ou ils s'oubliaient, couches en travers sur les rails. Puis, d'autres fois, par les belles nuits, par les aubes claires, ils grimpaient sur les toits, ils montaient l'escalier roide des tourelles, placees aux angles des pavillons. En haut, s'elargissaient des champs de zinc, des promenades, des places, toute une campagne accidentee dont ils etaient les maitres. Ils faisaient le tour des toitures carrees des pavillons, suivaient les toitures allongees des rues couvertes, gravissaient et descendaient les pentes, se perdaient dans des voyages sans fin. Lorsqu'ils se trouvaient las des terres basses, ils allaient encore plus haut, ils se risquaient le long des echelles de fer, ou les jupes de Cadine flottaient comme des drapeaux. Alors, ils couraient le second etage de toits, en plein ciel. Au dessus d'eux, il n'y avait plus que les etoiles. Des rameurs s'elevaient du fond des Halles sonores, des bruits roulants, une tempete au loin, entendue la nuit. A cette hauteur, le vent matinal balayait les odeurs gatees, les mauvaises haleines du reveil des marches. Dans le jour levant, au bord des gouttieres, ils se becquetaient, ainsi que font des oiseaux, polissonnant sous les tuiles. Ils etaient tout roses, aux premieres rougeurs du soleil. Cadine riait d'etre en l'air, la gorge moiree, pareille a celle d'une colombe; Marjolin se penchait pour voir les rues encore pleines de tenebres, les mains serrees au zinc, comme des pattes de ramier. Quand ils redescendaient, avec la joie du grand air, souriant en amoureux qui sortent chiffonnes d'une piece de ble, ils disaient qu'ils revenaient de la campagne.
Ce fut a la triperie qu'ils firent connaissance de Claude Lantier. Ils y allaient chaque jour, avec le gout du sang, avec la cruaute de galopins s'amusant a voir des tetes coupees. Autour du pavillon, les ruisseaux coulent rouges; ils y trempaient le bout du pied, y poussaient des tas de feuilles qui les barraient, etalant des mares sanglantes. L'arrivage des abats dans des carrioles qui puent et qu'on lave a grande eau les interessait. Ils regardaient deballer les paquets de pieds de moutons qu'on empile a terre comme des paves sales, les grandes langues roidies montrant les dechirements saignants de la gorge, les coeurs de boeuf solides et decroches comme des cloches muettes. Mais ce qui leur donnait surtout un frisson a fleur de peau, c'etaient les grands paniers qui suent le sang, pleins de tetes de moutons, les cornes grasses, le museau noir, laissant pendre encore aux chairs vives des lambeaux de peau laineuse; ils revaient a quelque guillotine jetant dans ces paniers les tetes de troupeaux interminables. Ils les suivaient jusqu'au fond de la cave, le long des rails poses sur les marches de l'escalier, ecoutant le cri des roulettes de ces wagons d'osier, qui avaient un sifflement de scie. En bas, c'etait une horreur exquise. Ils entraient dans une odeur de charnier, ils marchaient au milieu de flaques sombres, ou semblaient s'allumer par instants des yeux de pourpre; leurs semelles se collaient, ils clapotaient, inquiets, ravis de cette boue horrible. Les becs de gaz avaient une flamme courte, une paupiere sanguinolente qui battait. Autour des fontaines, sous le jour pale des soupiraux, ils s'approchaient des etaux. La, ils jouissaient, a voir les tripiers, le tablier roidi par les eclaboussures, casser une a une les tetes de mouton, d'un coup de maillet. Et ils restaient pendant des heures a attendre que les paniers fussent vides, retenus par le craquement des os, voulant voir jusqu'a la fin arracher les langues et degager les cervelles des eclats des cranes. Parfois, un cantonnier passait derriere eux, lavant la cave a la lance; des nappes ruisselaient avec un bruit d'ecluse, le jet rude de la lance ecorchait les dalles, sans pouvoir emporter la rouille ni la puanteur du sang.