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Vers le soir, entre quatre et cinq heures, Cadine et Marjolin etaient surs de rencontrer Claude a la vente en gros des mous de boeuf. Il etait la, au milieu des voitures des tripiers acculees aux trottoirs, dans la foule des hommes en bourgerons bleus et en tabliers blancs, bouscule, les oreilles cassees par les offres faites a voix haute; mais il ne sentait pas meme les coups de coude, il demeurait eu extase, en face des grands mous pendus aux crocs de la criee. Il expliqua souvent a Cadine et a Marjolin que rien n'etait plus beau. Les mous etaient d'un rose tendre, s'accentuant peu a peu, borde, en bas, de carmin vif; et il les disait en satin moire, ne trouvant pas de mot pour peindre cette douceur soyeuse, ces longues allees fraiches, ces chairs legeres qui retombaient a larges plis, comme des jupes accrochees de danseuses. Il parlait de gaze, de dentelle laissant voir la hanche d'une jolie femme. Quand un coup de soleil, tombant sur les grands mous, leur mettait une ceinture d'or, Claude, l'oeil pame, etait plus heureux que s'il eut vu defiler les nudites des deesses grecques et les robes de brocart des chatelaines romantiques.

Le peintre devint le grand ami des deux gamins. Il avait l'amour des belles brutes. Il reva longtemps un tableau colossal, Cadine et Marjolin s'aimant au milieu des Halles centrales, dans les legumes, dans la maree, dans la viande. Il les aurait assis sur leur lit de nourriture, les bras a la taille, echangeant le baiser idyllique. Et il voyait la un manifeste artistique, le positivisme de l'art, l'art moderne tout experimental et tout materialiste; il y voyait encore une satire de la peinture a idees, un soufflet donne aux vieilles ecoles. Mais pendant pres de deux ans, il recommenca les esquisses, sans pouvoir trouver la note juste. Il creva une quinzaine de toiles. Il s'en garda une grande rancune, continuant a vivre avec ses deux modeles, par une sorte d'amour sans espoir pour son tableau manque. Souvent l'apres-midi, quand il les rencontrait rodant, il battait le quartier des Halles, flanant, les mains an fond des poches, interesse profondement par la vie des rues.

Tous trois s'en allaient, trainant les talons sur les trottoirs, tenant la largeur, forcant les gens a descendre. Ils humaient les odeurs de Paris, le nez en l'air. Ils auraient reconnu chaque coin, les yeux fermes, rien qu'aux haleines liquoreuses sortant des marchands de vin, aux souffles chauds des boulangeries et des patisseries, aux etalages fades des fruitieres. C'etaient de grandes tournees. Ils se plaisaient a traverser la rotonde de la Halle au ble, l'enorme et lourde cage de pierre, au milieu des empilements de sacs blancs de farine, ecoutant le bruit de leurs pas dans le silence de la voute sonore. Ils aimaient les bouts de rue voisins, devenus deserts, noirs et tristes comme un coin de ville abandonne, la rue Babille, la rue Sauval, la rue des Deux-Ecus, la rue de Viarmes, bleme du voisinage des meuniers, et ou grouille a quatre heures la bourse aux grains. D'ordinaire, ils partaient de la. Lentement, ils suivaient la rue Vauvilliers, s'arretant aux carreaux des gargotes louches, se montrant du coin de l'oeil, avec des rires, le gros numero jaune d'une maison aux persiennes fermees. Dans l'etranglement de la rue des Prouvaires, Claude clignait les yeux, regardait, en face, au bout de la rue couverte, encadre sous ce vaisseau immense de gare moderne, un portail lateral de Saint-Eustache, avec sa rosace et ses deux etages de fenetres a plein cintre; il disait, par maniere de defi, que tout le moyen age et toute la renaissance tiendraient sous les Halles centrales. Puis, en longeant les larges rues neuves, la rue du Pont-Neuf et la rue des Halles, il expliquait aux deux gamins la vie nouvelle, les trottoirs superbes, les hautes maisons, le luxe des magasins; il annoncait un art original qu'il sentait venir, disait-il, et qu'il se rongeait les poings de ne pouvoir reveler. Mais Cadine et Marjolin preferaient la paix provinciale de la rue des Bourdonnais, ou l'on peut jouer aux billes, sans craindre d'etre ecrase; la petite faisait la belle, en passant devant les bonneteries et les ganteries en gros, tandis que, sur chaque porte, des commis en cheveux, la plume a l'oreille, la suivaient du regard, d'un air ennuye. Ils preferaient encore les troncons du vieux Paris restes debout, les rues de la Poterie et de la Lingerie, avec leurs maisons ventrues, leurs boutiques de beurre, d'oeufs et de fromages; les rues de la Ferronnerie et de l'Aiguillerie, les belles rues d'autrefois, aux etroits magasins obscurs; surtout la rue Courtalon, une ruelle noire, sordide, qui va de la place Sainte-Opportune a la rue Saint-Denis, trouee d'allees puantes, au fond desquelles ils avaient polissonne, etant plus jeunes. Rue Saint-Denis, ils entraient dans la gourmandise; ils souriaient aux pommes tapees, au bois de reglisse, aux pruneaux, au sucre candi des epiciers et des droguistes. Leurs flaneries aboutissaient chaque fois a des idees de bonnes choses, a des envies de manger les etalages des yeux. Le quartier etait pour eux une grande table toujours servie, un dessert eternel, dans lequel ils auraient bien voulu allonger les doigts. Ils visitaient a peine un instant l'autre pate de masures branlantes, les rues Pirouette, de Mondetour, de la Petite-Truanderie, de la Grande-Truanderie, interesses mediocrement par les depots d'escargots, les marchands d'herbes cuites, les bouges des tripiers et des liquoristes; il y avait cependant, rue de la Grande-Truanderie, une fabrique de savon, tres-douce au milieu des puanteurs voisines, qui arretait Marjolin, attendant que quelqu'un entrat ou sortit, pour recevoir au visage l'haleine de la porte. Et ils revenaient vite rue Pierre-Lescot et rue Rambuteau. Cadine adorait les salaisons, elle restait en admiration devant les paquets de harengs saurs, les barils d'anchois et de capres, les tonneaux de cornichons et d'olives, ou des cuillers de bois trempaient; l'odeur du vinaigre la grattait delicieusement a la gorge; l'aprete des morues roulees, des saumons fumes, des lards et des jambons, la pointe aigrelette des corbeilles de citrons, lui mettaient au bord des levres un petit bout de langue, humide d'appetit; et elle aimait aussi a voir les tas de boites de sardines, qui font, au milieu des sacs et des caisses, des colonnes ouvragees de metal. Rue Montorgueil, rue Montmartre, il y avait encore de bien belles epiceries, des restaurants dont les soupiraux sentaient bon, des etalages de volailles et de gibier tres-rejouissants, des marchands de conserves, a la porte desquels des barriques defoncees debordaient d'une choucroute jaune, dechiquetee comme de la vieille guipure. Mais, rue Coquilliere, ils s'oubliaient dans l'odeur des truffes. La, se trouve un grand magasin de comestibles qui souffle jusque sur le trottoir un tel parfum, que Cadine et Marjolin fermaient les yeux, s'imaginant avaler des choses exquises. Claude etait trouble; il disait que cela le creusait; il allait revoir la Halle au ble, par la rue Oblin, etudiant les marchandes de salades, sous les portes, et les faiences communes, etalees sur les trottoirs, laissant " les deux brutes " achever leur flanerie dans ce fumet de truffes, le fumet le plus aigu du quartier.

C'etaient la les grandes tournees. Cadine, lorsqu'elle promenait toute seule ses bouquets de violettes, poussait des pointes, rendait particulierement visite a certains magasins qu'elle aimait. Elle avait surtout une vive tendresse pour la boulangerie Taboureau, ou toute une vitrine etait reservee a la patisserie; elle suivait la rue Turbigo, revenait dix fois, pour passer devant les gateaux aux amandes, les saint-honore, les savarins, les flans, les tartes aux fruits, les assiettes de babas, d'eclairs, de choux a la creme; et elle etait encore attendrie par les bocaux pleins de gateaux secs, de macarons et de madeleines. La boulangerie, tres-claire, avec ses larges glaces, ses marbres, ses dorures, ses casiers a pains de fer ouvrage, son autre vitrine, ou des pains longs et vernis s'inclinaient, la pointe sur une tablette de cristal. retenus plus haut par une tringle de laiton, avait une bonne tiedeur de pate cuite, qui l'epanouissait, lorsque cedant a la tentation, elle entrait acheter une brioche de deux sous. Une autre boutique, en face du square des Innocents, lui donnait des curiosites gourmandes, toute une ardeur de desirs inassouvis. C'etait une specialite de godiveaux. Elle s'arretait dans la contemplation des godiveaux ordinaires, des godiveaux de brochet, des godiveaux de foies gras truffes; et elle restait la, revant, se disant qu'il faudrait bien qu'elle finit par en manger un jour. Cadine avait aussi ses heures de coquetterie. Elle s'achetait alors des toilettes superbes a l'etalage des Fabriques de France, qui pavoisaient la pointe Saint-Eustache d'immenses pieces d'etoffe, pendues et flottant de l'entresol jusqu'au trottoir. Un peu genee par son eventaire, au milieu des femmes des Halles, en tabliers sales devant ces toilettes des dimanches futurs, elle touchait les lainages, les flanelles, les cotonnades, pour s'assurer du grain et de la souplesse de l'etoffe. Elle se promettait quelque robe de flanelle voyante, de cotonnade a ramages ou de popeline ecarlate. Parfois meme, elle choisissait dans les vitrines, parmi les coupons plisses et avantages par la main des commis, une soie tendre, bleu ciel ou vert pomme, qu'elle revait de porter avec des rubans roses. Le soir, elle allait recevoir a la face l'eblouissement des grands bijoutiers de la rue Montmartre. Cette terrible rue l'assourdissait de ses files interminables de voitures, la coudoyait de son flot continu de foule, sans qu'elle quittat la place, les yeux emplis de cette splendeur flambante, sous la ligne des reverberes accroches en dehors a la devanture du magasin. D'abord, c'etaient les blancheurs mates, les luisants aigus de l'argent, les montres alignees, les chaines pendues, les couverts en croix, et les timbales, les tabatieres, les ronds de serviette, les peignes, poses sur les etageres; mais elle avait une affection pour les des d'argent, bossuant les gradins de porcelaine, que recouvrait un globe. Puis, de l'autre cote, la lueur fauve de l'or jaunissait les glaces. Une nappe de chaines longues glissait de haut, moiree d'eclairs rouges; les petites montres de femme, retournees du cote du boitier, avaient des rondeurs scintillantes d'etoiles tombees; les alliances s'enfilaient dans des tringles minces; les bracelets, les broches, les bijoux chers luisaient sur le velours noir des ecrins; les bagues allumaient de courtes flammes bleues, vertes, jaunes, violettes, dans les grands baguiers carres; tandis que, a toutes les etageres, sur deux et trois rangs, des rangees de boucles d'oreilles, de croix, de medaillons, mettaient au bord du cristal des tablettes, des franges riches de tabernacle. Le reflet de tout cet or eclairait la rue d'un coup de soleil, jusqu'au milieu de la chaussee. Et Cadine croyait entrer dans quelque chose de saint, dans les tresors de l'empereur. Elle examinait longuement cette forte bijouterie de poissonnieres, lisant avec soin les etiquettes a gros chiffres qui accompagnaient chaque bijou. Elle se decidait pour des boucles d'oreilles, pour des poires de faux corail, accrochees a des roses d'or.