Un matin, Claude la surprit en extase devant un coiffeur de la rue Saint-Honore. Elle regardait les cheveux d'un air de profonde envie. En haut, c'etait un ruissellement de crinieres, des queues molles, des nattes denouees, des frisons en pluie, des cache-peignes a trois etages, tout un flot de crins et de soies, avec des meches rouges qui flambaient, des epaisseurs noires, des paleurs blondes, jusqu'a des chevelures blanches pour les amoureuses de soixante ans. En bas, les tours discrets, les anglaises toutes frisees, les chignons pommades et peignes, dormaient dans des boites de carton. Et, au milieu de ce cadre, au fond d'une sorte de chapelle, sous les pointes effiloquees des cheveux accroches, un buste de femme tournait. La femme portait une echarpe de satin cerise, qu'une broche de cuivre fixait dans le creux des seins; elle avait une coiffure de mariee tres haute, relevee de brins d'oranger, souriant de sa bouche de poupee, les yeux clairs, les cils plantes roides et trop longs, les joues de cire, les epaules de cire comme cuites et enfumees par le gaz. Cadine attendait qu'elle revint, avec son sourire; alors, elle etait heureuse, a mesure que le profil s'accentuait et que la belle femme, lentement, passait de gauche a droite. Claude fut indigne. Il secoua Cadine, en lui demandant ce qu'elle faisait la, devant cette ordure, " cette fille crevee ramassee a la Morgue. " Il s'emportait contre cette nudite de cadavre, cette laideur du joli, en disant qu'on ne peignait plus que des femmes comme ca. La petite ne fut pas convaincue; elle trouvait la femme bien belle. Puis, resistant au peintre qui la tirait par un bras, grattant d'ennui sa tignasse noire, elle lui montra une queue rousse, enorme, arrachee a la forte carrure de quelque jument, en lui avouant qu'elle voudrait avoir ces cheveux-la.
Et, dans les grandes tournees, lorsque tous trois, Claude, Cadine et Marjolin, rodaient autour des Halles, ils apercevaient, par chaque bout de rue, un coin du geant de fonte. C'etaient des echappees brusques, des architectures imprevues, le meme horizon s'offrant sans cesse sous des aspects divers. Claude se retournait, surtout rue Montmartre, apres avoir passe l'eglise. Au loin, les Halles, vues de biais, l'enthousiasmaient: une grande arcade, une porte haute, beante, s'ouvrait; puis les pavillons s'entassaient, avec leurs deux etages de toits, leurs persiennes continues, leurs stores immenses; on eut dit des profils de maisons et de palais superposes, une babylone de metal, d'une legerete hindoue, traversee par des terrasses suspendues, des couloirs aeriens, des ponts volants jetes sur le vide. Ils revenaient toujours la, a cette ville autour de laquelle ils flanaient, sans pouvoir la quitter de plus de cent pas. Ils rentraient dans les apres-midi tiedes des Halles. En haut, les persiennes sont fermees, les stores baisses. Sous les rues couvertes, l'air s'endort, d'un gris de cendre coupe de barres jaunes par les taches de soleil qui tombent des longs vitrails. Des murmures adoucis sortent des marches; les pas des rares passants affaires sonnent sur les trottoirs; tandis que des porteurs, avec leur medaille, sont assis a la file sur les rebords de pierre, aux coins des pavillons, otant leurs gros souliers, soignant leurs pieds endoloris. C'est une paix de colosse au repos, dans laquelle monte parfois un chant de coq, du fond de la cave aux volailles. Souvent ils allaient alors voir charger les paniers vides sur les camions, qui, chaque apres-midi, viennent les reprendre, pour les retourner aux expediteurs. Les paniers etiquetes de lettres et de chiffres noirs, faisaient des montagnes, devant les magasins de commission de la rue Berger. Pile par pile, symetriquement, des hommes les rangeaient. Mais quand le tas, sur le camion, atteignait la hauteur d'un premier etage, il fallait que l'homme, reste en bas, balancant la pile de paniers, prit un elan pour la jeter a son camarade, perche en haut, les bras en avant. Claude, qui aimait la force et l'adresse, restait des heures a suivre le vol de ces masses d'osier, riant lorsqu'un elan trop vigoureux les enlevait, les lancaient par-dessus le tas, au milieu de la chaussee. Il adorait aussi le trottoir de la rue Rambuteau et celui de la rue du Pont-Neuf, au coin du pavillon des fruits, a l'endroit ou se tiennent les marchandes au petit tas. Les legumes en plein air le ravissaient, sur les tables recouvertes de chiffons noirs mouilles. A quatre heures, le soleil allumait tout ce coin de verdure. Il suivait les allees, curieux des tetes colorees des marchandes; les jeunes, les cheveux retenus dans un filet, deja brulees par leur vie rude; les vieilles, cassees, ratatinees, la face rouge, sous le foulard jaune de leur marmotte. Cadine et Marjolin refusaient de le suivre, en reconnaissant de loin la mere Chantemesse qui leur montrait le poing, furieuse de les voir polissonner ensemble. Il les rejoignait sur l'autre trottoir. La, a travers la rue, il trouvait un superbe sujet de tableau: les marchandes au petit tas sous leurs grands parasols deteints, les rouges, les bleus, les violets, attaches a des batons, bossuant le marche, mettant leurs rondeurs vigoureuses dans l'incendie du couchant, qui se mourait sur les carottes et les navets. Une marchande, une vieille guenipe de cent ans, abritait trois salades maigres sous une ombrelle de soie rose, crevee et lamentable.