Elle appuya nettement sur ces derniers mots. Quenu baissait la tete, attendant son arret.
-D'abord, dit-elle, il ne mangera plus ici. C'est assez qu'il y couche. Il gagne de l'argent, qu'il se nourrisse.
Il fit mine de protester, mais elle lui ferma la bouche, en ajoutant avec force:
-Alors, choisis entre lui et nous. Je te jure que je m'en vais avec ma fille, s'il reste davantage. Veux-tu que je te le dise, a la fin: c'est un homme capable de tout, qui est venu troubler notre menage. Mais j'y mettrai bon ordre; je t'assure... Tu as bien entendu: ou lui ou moi.
Elle laissa son mari muet, elle rentra dans la charcuterie, ou elle servit une demi-livre de pate de foie, avec son sourire affable de belle charcutiere. Gavard, dans une discussion politique qu'elle avait amenee habilement, s'etait echauffe jusqu'a lui dire qu'elle verrait bien, qu'on allait tout flanquer par terre, et qu'il suffirait de deux hommes determines comme son beau-frere et lui, pour mettre le feu a la boutique. C'etait le mauvais coup dont elle parlait, quelque conspiration a laquelle le marchand de volailles faisait des allusions continuelles, d'un air discret, avec des ricanements qui voulaient en laisser deviner long. Elle voyait une bande de sergents de ville envahir la charcuterie, les baillonner, elle, Quenu et Pauline, et les jeter tous trois dans une basse-fosse.
Le soir, au diner, elle fut glaciale; elle ne servit pas Florent, elle dit a plusieurs reprises:
-C'est drole comme nous mangeons du pain, depuis quelque temps.
Florent comprit enfin. Il se sentit traiter en parent qu'on jette a la porte. Lisa, dans les deux derniers mois, l'habillait avec les vieux pantalons et les vieilles redingotes de Quenu; et comme il etait aussi sec que son frere etait rond, ces vetements en loques lui allaient le plus etrangement du monde. Elle lui passait aussi son vieux linge, des mouchoirs vingt fois reprises, des serviettes effiloquees, des draps bon a faire des torchons, des chemises usees, elargies par le ventre de son frere, et si courtes, qu'elles auraient pu lui servir de vestes. D'ailleurs, il ne retrouvait plus autour de lui les bienveillances molles des premiers temps. Toute la maison haussait les epaules, comme on voyait faire a la belle Lisa; Auguste et Augustine affectaient de lui tourner le dos, tandis que la petite Pauline avait des mots cruels d'enfant terrible, sur les taches de ses habits et les trous de son linge. Les derniers jours, il souffrit surtout a table. Il n'osait plus manger, en voyant l'enfant et la mere le regarder, lorsqu'il se coupait du pain. Quenu restait le nez dans son assiette, evitant de lever les yeux, afin de ne pas se meler de ce qui se passait. Alors, ce qui le tortura, ce fut de ne pas savoir comment quitter la place. Il retourna dans sa tete, pendant pres d'une semaine, sans oser la prononcer, une phrase pour dire qu'il prendrait desormais ses repas dehors.
Cet esprit tendre vivait dans de telles illusions, qu'il craignait de blesser son frere et sa belle-soeur en ne mangeant plus chez eux. Il avait mis plus de deux mois a s'apercevoir de l'hostilite sourde de Lisa; parfois encore, il craignait de se tromper, il la trouvait tres-bonne a son egard. Le desinteressement, chez lui, etait pousse jusqu'a l'oubli de ses besoins; ce n'etait plus une vertu, mais une indifference supreme, un manque absolu de personnalite. Jamais il ne songea, meme lorsqu'il se vit chasse peu a peu, a l'heritage du vieux Gradelle, aux comptes que sa belle-soeur voulait lui rendre. Il avait, d'ailleurs, arrete a l'avance tout un projet de budget: avec l'argent que madame Verlaque lui laissait sur ses appointements, et les trente francs d'une lecon que la belle Normande lui avait procuree, il calculait qu'il aurait a depenser dix-huit sous a son dejeuner et vingt-six sous a son diner. C'etait tres-suffisant. Enfin, un matin, il se risqua, il profita de la nouvelle lecon qu'il donnait, pour pretendre qu'il lui etait impossible de se trouver a la charcuterie aux heures des repas. Ce mensonge laborieux le fit rougir. Et il s'excusait:
-Il ne faut pas m'en vouloir, l'enfant n'est libre qu'a ces heures-la... Ca ne fait rien, je mangerai un morceau dehors, je viendrai vous dire bonsoir dans la soiree.
La belle Lisa restait toute froide, ce qui le troublait davantage. Elle n'avait pas voulu le congedier, pour ne mettre aucun tort de son cote, preferant attendre qu'il se lassat. Il partait, c'etait un bon debarras, elle evitait toute demonstration d'amitie qui aurait pu le retenir. Mais Quenu s'ecria, un peu emu:
-Ne te gene pas, mange dehors, si cela te convient mieux... Tu sais que nous ne te renvoyons pas, que diable! Tu viendras manger la soupe avec nous, quelquefois, le dimanche.
Florent se hata de sortir. Il avait le coeur gros. Quand il ne fut plus la, la belle Lisa n'osa pas reprocher a son mari sa faiblesse, cette invitation pour le dimanche. Elle demeurait victorieuse, elle respirait a l'aise dans la salle a manger de chene clair, avec des envies de bruler du sucre, pour eu chasser l'odeur de maigreur perverse qu'elle y sentait. D'ailleurs, elle garda la defensive. Meme, au bout d'une semaine, elle eut des inquietudes plus vives. Elle ne voyait Florent que rarement, le soir, elle s'imaginait des choses terribles, une machine infernale fabriquee en haut, dans la chambre d'Augustine, ou bien des signaux transmis de la terrasse, pour couvrir le quartier de barricades. Gavard prenait des allures assombries; il ne repondait que par des branlements de tete, laissait sa boutique a la garde de Marjolin pendant des journees entieres. La belle Lisa resolut d'en avoir le coeur net. Elle sut que Florent avait un conge, et qu'il allait le passer avec Claude Lantier chez madame Francois, a Nanterre. Comme il devait partir des le jour, pour ne revenir que dans la soiree, elle songea a inviter Gavard a diner; il parlerait a coup sur, le ventre a table. Mais, de toute la matinee, elle ne put rencontrer le marchand de volailles. L'apres-midi, elle retourna aux Halles.
Marjolin etait seul a la boutique. Il y sommeillait pendant des heures, se reposant de ses longues flaneries. D'habitude, il s'asseyait, allongeait les jambes sur l'autre chaise, la tete appuyee contre le petit buffet, au fond. L'hiver, les etalages de gibier le ravissaient: les chevreuils pendus la tete en bas, les pattes de devant cassees et nouees par-dessus le cou; les colliers d'alouettes en guirlande autour de la boutique, comme des parures de sauvages; les grands lievres roux, les perdrix mouchetees, les *etes d'eau d'un gris de bronze, les gelinottes de Russie qui arrivent dans un melange de paille d'avoine et de charbon, et les faisans, les faisans magnifiques, avec leur chaperon ecarlate, leur gorgerin de satin vert, leur manteau d'or nielle, leur queue de flamme trainant comme une robe de cour. Toutes ces plumes lui rappelaient Cadine, les nuits passees en bas, dans la mollesse des paniers.
Ce jour-la, la belle Lisa trouva Marjolin au milieu de la volaille. L'apres-midi etait tiede, des souffles passaient dans les rues etroites du pavillon. Elle dut se baisser pour l'apercevoir, vautre au fond de la boutique, sous les chairs crues de l'etalage. En haut, accrochees a la barre a dents de loup, des oies grasses pendaient, le croc enfonce dans la plaie saignante du cou, le cou long et roidi, avec la masse enorme du ventre, rougeatre sous le fin duvet, se ballonnant ainsi qu'une nudite, au milieu des blancheurs de linge de la queue et des ailes. Il y avait aussi, tombant de la barre, les pattes ecartees comme pour quelque saut formidable, les oreilles rabattues, des lapins a l'echine grise, tachee par le bouquet de poils blancs de la queue retroussee, et dont la tete, aux dents aigues, aux yeux troubles, riait d'un rire de bete morte. Sur la table d'etalage, des poulets plumes montraient leur poitrine charnue, tendue par l'arete du brochet; des pigeons, serres sur des claies d'osier, avaient des peaux nues et tendres d'innocents; des canards, de peaux plus rudes, etalaient les palmes de leurs pattes; trois dindes superbes, piquees de bleu comme un menton fraichement rase, dormaient sur le dos, la gorge recousue, dans l'eventail noir de leur queue elargie. A cote, sur des assiettes, etaient poses des abatis, le foie, le gesier, le cou, les pattes, les ailerons; tandis que, dans un plat ovale, un lapin ecorche et vide etait couche, les quatre membres ecartes, la tete sanguinolente, la peau du ventre fendue, montrant les deux rognons; un filet de sang avait coule tout le long du rable jusqu'a la queue, d'ou il avait tache, goutte a goutte, la paleur de la porcelaine. Marjolin n'avait pas meme essuye la planche a decouper, pres de laquelle les pattes du lapin trainaient encore. Il fermait les yeux a demi, ayant autour de lui, sur les trois etageres qui garnissaient interieurement la boutique, d'autres entassements de volailles mortes, des volailles dans des cornets de papier comme des bouquets, des cordons continus de cuisses repliees et de poitrines bombees, entrevues confusement. Au fond de toute cette nourriture, son grand corps blond, ses joues, ses mains, son cou puissant, au poil roussatre, avaient la chair fine des dindes superbes et la rondeur de ventre des oies grasses.