Comme elle s'oubliait, pres de la fenetre, a se dire qu'elle devait prendre conseil de l'abbe Roustan, un homme sage, elle apercut, en bas, sur le carreau des Halles, un rassemblement autour, d'une civiere. La nuit tombait; mais elle reconnut parfaitement Cadine qui pleurait, au milieu du groupe; tandis que Florent et Claude, les pieds blancs de poussiere, causaient vivement, au bord du trottoir. Elle se hata de descendre, surprise de leur retour. Elle etait a peine au comptoir, que mademoiselle Saget entra, en disant:
-C'est ce garnement de Marjolin qu'on vient de trouver dans la cave, avec la tete fendue... Vous ne venez pas voir, madame Quenu?
Elle traversa la chaussee pour voir Marjolin. Le jeune homme etait etendu, tres-pale, les jeux fermes, avec une meche de ses cheveux blonds roidie et souillee de sang. Dans le groupe, on disait que ce ne serait rien, que c'etait sa faute aussi, a ce gamin, qu'il faisait les cent coups dans les caves; on supposait qu'il avait voulu sauter par-dessus une des tables d'abatage, un de ses jeux favoris, et qu'il etait tombe le front contre la pierre. Mademoiselle Saget murmurait en montrant Cadine qui pleurait:
-Ca doit etre cette gueuse qui l'a pousse. Ils sont toujours
ensemble dans les coins.
Marjolin, ranime par la fraicheur de la rue, ouvrit de grands yeux etonnes. Il examina tout le monde; puis, ayant rencontre le visage de Lisa penche sur lui, il lui sourit doucement, d'un air humble, avec une caresse de soumission. Il semblait ne plus se souvenir. Lisa, tranquillisee, dit qu'il fallait le transporter tout de suite a l'hospice; elle irait le voir, elle lui porterait des oranges et des biscuits. La tete de Marjolin etait retombee. Quand on emporta la civiere, Cadine la suivit, ayant au cou son eventaire, ses bouquets de violettes piques dans une pelouse de mousse, et sur lesquels roulaient ses larmes chaudes, sans qu'elle songeat le moins du monde aux fleurs qu'elle brulait ainsi de son gros chagrin.
Comme Lisa rentrait a la charcuterie, elle entendit Claude qui serrait la main a Florent et le quittait, en murmurant:
-Ah! le sacre gamin! il me gate ma journee... Nous nous etions cranement amuses, tout de meme!
Claude et Florent, en effet, revenaient harasses et heureux. Ils rapportaient une bonne senteur de plein air. Ce matin-la, avant le jour, madame Francois avait deja vendu ses legumes. Ils allerent tous trois chercher la voiture, rue Montorgueil, au Compas d'or. Ce fut comme un avant gout de la campagne, en plein Paris. Derriere le restaurant Philippe, dont les boiseries dorees montent jusqu'au premier etage, se trouve une cour de ferme, noire et vivante, grasse de l'odeur de la paille fraiche et du crottin chaud; des bandes de poules fouillent du bec la terre molle; des constructions en bois verdi, des escaliers, des galeries, des toitures crevees, s'adossent aux vieilles maisons voisines; et, au fond, sous un hangar a grosse charpente, Balthazar attendait, tout attele, mangeant son avoine dans un sac attache au licou. Il descendit la rue Montorgueil au petit trot, l'air satisfait de retourner si vite a Nanterre. Mais il ne repartait pas a vide. La maraichere avait un marche passe avec la compagnie chargee du nettoyage des Halles; elle emportait, deux fois par semaine, une charretee de feuilles, prises a la fourche dans les tas d'ordures qui encombrent le carreau. C'etait un excellent fumier. En quelques minutes, la voiture deborda. Claude et Florent s'allongerent sur ce lit epais de verdure; madame Francois prit les guides, et Balthazar s'en alla de son allure lente, la tete un peu basse d'avoir tant de monde a trainer.
La partie etait projetee depuis longtemps. La maraichere riait d'aise; elle aimait les deux hommes, elle leur promettait une omelette au lard comme on n'en mange pas dans " ce gredin de Paris. " Eux, goutaient la jouissance de cette journee de paresse et de flanerie dont le soleil se levait a peine. Au loin, Nanterre etait une joie pure dans laquelle ils allaient entrer.
-Vous etes bien, au moins? demanda madame Francois en prenant la rue du Pont-Neuf.
Claude jura que " c'etait doux comme un matelas de mariee. " Couches tous les deux sur le dos, les mains croisees sous la tete, ils regardaient le ciel pale, ou les etoiles s'eteignaient. Tout le long de la rue de Rivoli, ils garderent le silence, attendant de ne plus voir de maisons, ecoutant la digne femme qui causait avec Balthazar, en lui disant doucement:
-Prends-le a ton aise, va, mon vieux... Nous ne sommes pas presses, nous arriverons toujours...
Aux Champs-Elysees, comme le peintre n'apercevait plus des deux cotes que des tetes d'arbres, avec la grande masse verte du jardin des Tuileries, au fond, il eut un reveil, il se mit a parler, tout seul. En passant devant la rue du Roule, il avait regarde ce portail lateral de Saint-Eustache, qu'on voit de loin, par-dessous le hangar geant d'une rue couverte des Halles. Il y revenait sans cesse, voulait y trouver un symbole.
-C'est une curieuse rencontre, disait-il, ce bout d'eglise encadre sous cette avenue de fonte... Ceci tuera cela, le fer tuera la pierre, et les temps sont proches... Est-ce que vous croyez au hasard, vous, Florent? Je m'imagine que le besoin de l'alignement n'a pas seul mis de cette facon une rosace de Saint-Eustache au beau milieu des Halles centrales. Voyez-vous, il y a la tout un manifeste: c'est l'art moderne, le realisme, le naturalisme, comme vous voudrez l'appeler, qui a grandi en face de l'art ancien... Vous n'etes pas de cet avis?
Florent gardant le silence, il continua:
-Cette eglise est d'une architecture batarde, d'ailleurs; le moyen-age y agonise, et la renaissance y balbutie... Avez-vous remarque quelles eglises on nous batit aujourd'hui? Ca ressemble a tout ce qu'on veut, a des Bibliotheques, a des Observatoires, a des Pigeonniers, a des Casernes; mais, surement, personne n'est convaincu que le bon Dieu demeure la-dedans. Les macons du bon Dieu sont morts, la grande sagesse serait de ne plus construire ces laides carcasses de pierre, ou nous n'avons personne a loger... Depuis le commencement du siecle, on n'a bati qu'un seul monument original, un monument qui ne soit copie nulle part, qui ait pousse naturellement dans le sol de l'epoque; et ce sont les Halles centrales, entendez-vous, Florent, une oeuvre crane, allez, et qui n'est encore qu'une revelation timide du vingtieme siecle... C'est pourquoi Saint-Eustache est enfonce, parbleu! Saint-Eustache est la-bas avec sa rosace, vide de son peuple devot, tandis que les Halles s'elargissent a cote, toutes bourdonnantes de vie... Voila ce que je vois, mon brave!
-Ah bien! dit en riant madame Francois, savez-vous, monsieur Claude, que la femme qui vous a coupe le filet n'a pas vole ses cinq sous? Balthazar tend les oreilles pour vous ecouter... Hue donc, Balthazar!
La voiture montait lentement. A cette heure matinale, l'avenue etait deserte, avec ses chaises de fonte alignees sur les deux trottoirs, et ses pelouses, coupees de massifs, qui s'enfoncaient sous le bleuissement des arbres. Au rond-point, un cavalier et une amazone passerent au petit trot. Florent, qui s'etait fait un oreiller d'un paquet de feuilles de choux, regardait toujours le ciel, ou s'allumait une grande lueur rose. Par moments, il fermait les yeux pour mieux sentir la fraicheur du matin lui couler sur la face, si heureux de s'eloigner des Halles, d'aller dans l'air pur, qu'il restait sans voix, n'ecoutant meme pas ce qu'on disait autour de lui.
-Ils sont encore bons ceux qui mettent l'art dans une boite a joujoux! reprit Claude au bout d'un silence. C'est leur grand mot: on ne fait pas de l'art avec de la science, l'industrie tue la poesie; et tous les imbeciles se mettent a pleurer sur les fleurs, comme si quelqu'un songeait a se mal conduire a l'egard des fleurs... Je suis agace, a la fin, positivement. J'ai des envies de repondre a ces pleurnicheries par des oeuvres de defi. Ca m'amuserait de revolter un peu ces braves gens... Voulez-vous que je vous dise quelle a ete ma plus belle oeuvre, depuis que je travaille, celle dont le souvenir me satisfait le plus? C'est toute une histoire... L'annee derniere, la veille de la Noel, comme je me trouvais chez ma tante Lisa, le garcon de la charcuterie, Auguste, cet idiot, vous savez, etait en train de faire l'etalage. Ah! le miserable! il me poussa a bout par la facon molle dont il composait son ensemble. Je le priai de s'oter de la, en lui disant que j'allais lui peindre ca, un peu proprement. Vous comprenez, j'avais tous les tons vigoureux, le rouge des langues fourrees, le jaune des jambonneaux, le bleu des rognures de papier, le rose des pieces entamees, le vert des feuilles de bruyere, surtout le noir des boudins, un noir superbe que je n'ai jamais pu retrouver sur ma palette. Naturellement, la crepine, les saucisses, les andouilles, les pieds de cochon panes, me donnait des gris d'une grande finesse. Alors je fis une veritable oeuvre d'art. Je pris les plats, les assiettes, les terrines, les bocaux; je posai les tons, je dressai une nature morte etonnante, ou eclataient des petards de couleur, soutenus par des gammes savantes. Les langues rouges s'allongeaient avec des gourmandises de flamme, et les boudins noirs, dans le chant clair des saucisses, mettaient les tenebres d'une indigestion formidable. J'avais peint, n'est-ce pas? la gloutonnerie du reveillon, l'heure de minuit donnee a la mangeaille, la goinfrerie des estomacs vides par les cantiques. En haut, une grande dinde montrait sa poitrine blanche, marbree, sous la peau, des taches noires des truffes. C'etait barbare et superbe, quelque chose comme un ventre apercu dans une gloire, mais avec une cruaute de touche, un emportement de raillerie tels, que la foule s'attroupa devant la vitrine, inquietee par cet etalage qui flambait si rudement... Quand ma tante Lisa revint de la cuisine, elle eut peur, s'imaginant que j'avais mis le feu aux graisses de la boutique. La dinde, surtout, lui parut si indecente, qu'elle me flanqua a la porte, pendant qu'Auguste retablissait les choses, etalant sa betise. Jamais ces brutes ne comprendront le langage d'une tache rouge mise a cote d'une tache grise... N'importe, c'est mon chef d'oeuvre. Je n'ai jamais rien fait de mieux.