Vers cinq heures, ils prirent conge de madame Francois. Ils voulaient revenir a pied. La maraichere les accompagna jusqu'au bout de la ruelle, et gardant un instant la main de Florent dans la sienne:
-Venez, si vous avez jamais quelque chagrin, dit-elle doucement.
Pendant un quart d'heure, Florent marcha sans parler, assombri deja, se disant qu'il laissait sa sante derriere lui. La route de Courbevoie etait blanche de poussiere. Ils aimaient tous deux les grandes courses, les gros souliers sonnant sur la terre dure. De petites fumees montaient derriere leurs talons, a chaque pas. Le soleil oblique prenait l'avenue en echarpe, allongeait leurs deux ombres en travers de la chaussee, si demesurement, que leurs tetes allaient jusqu'a l'autre bord, filant sur le trottoir oppose.
Claude, les bras ballants, faisant de grandes enjambees regulieres, regardait complaisamment les deux ombres, heureux et perdu dans le cadencement de la marche, qu'il exagerait encore en le marquant des epaules. Puis, comme sortant d'une songerie:
-Est-ce que vous connaissez la bataille des Gras et des Maigres? demanda-t-il.
Florent, surpris, dit que non. Alors Claude s'enthousiasma, parla de cette serie d'estampes avec beaucoup d'eloges. Il cita certains episodes: les Gras, enormes a crever, preparant la goinfrerie du soir, tandis que les Maigres, plies par le jeune, regardent de la rue avec la mine d'echalas envieux; et encore les Gras, a table, les joues debordantes, chassant un Maigre qui a eu l'audace de s'introduire humblement, et qui ressemble a une quille au milieu d'un peuple de boules. Il voyait la tout le drame humain; il finit par classer le hommes en Maigres et en Gras, en deux groupes hostiles dent l'un devore l'autre, s'arrondit le ventre et jouit.
-Pour sur, dit-il, Cain etait un Gras et Abel un Maigre. Depuis le premier meurtre, ce sont toujours les grosses faims qui ont suce le sang des petits mangeurs... C'est une continuelle ripaille, du plus faible au plus fort, chacun avalant son voisin et se trouvant avale a son tour... Voyez-vous, mon brave, defiez-vous des Gras.
Il se tut un instant, suivant toujours des yeux leurs deux ombres que le soleil couchant allongeait davantage. Et il murmura:
-Nous sommes des Maigres, nous autres, vous comprenez... Dites-moi si, avec des ventres plats comme les notres, on tient beaucoup de place au soleil.
Florent regarda les deux ombres en souriant. Mais Claude se fachait. Il criait:
-Vous avez tort de trouver ca drole. Moi, je souffre d'etre un Maigre. Si j'etais un Gras, je peindrais tranquillement, j'aurais un bel atelier, je vendrais mes tableaux au poids de l'or. Au lieu de ca, je suis un Maigre, je veux dire que je m'extermine le temperament a vouloir trouver des machines qui font hausser les epaules des Gras. J'en mourrai, c'est sur, la peau collee aux os, si plat qu'on pourra me mettre entre deux feuillets d'un livre pour m'enterrer... Et vous donc! vous etes un Maigre surprenant, le roi des Maigres, ma parole d'honneur. Vous vous rappelez votre querelle avec les poissonnieres; c'etait superbe, ces gorges geantes lachees contre votre poitrine etroite; et elles agissaient d instinct, elles chassaient au Maigre, comme les chattes chassent aux souris... En principe, vous entendez, un Gras a l'horreur d'un Maigre, si bien qu'il eprouve le besoin de l'oter de sa vue, a coups de dents, ou a coups de pieds. C'est pourquoi, a votre place, je prendrais mes precautions. Les Quenu sont des Gras, les Mehudins sont des Gras, enfin vous n'avez que des Gras autour de vous. Moi, ca m'inquieterait.
-Et Gavard, et mademoiselle Saget, et votre ami Marjolin? demanda Florent, qui continuait a sourire.
-Oh! si vous voulez, repondit Claude, je vais vous classer toutes nos connaissances. Il y a longtemps que j'ai leurs tetes dans un carton, a mon atelier, avec l'indication de l'ordre auquel elles appartiennent. C'est tout un chapitre d'histoire naturelle... Gavard est un Gras, mais un Gras qui pose pour le Maigre. La variete est assez commune... Mademoiselle Saget et madame Lecoeur sont des Maigres: d'ailleurs, varietes tres a craindre, Maigres desesperes, capables de tout pour engraisser... Mon ami Marjolin, la petite Cadine, la Sarriette, trois Gras, innocents encore, n'ayant que les faims aimables de la jeunesse. Il est a remarquer que le Gras, tant qu'il n'a pas vieilli, est un etre charmant... Monsieur Lebigre, un Gras, n'est-ce pas? Quant a vos amis politiques, ce sont generalement des Maigres, Charvet, Clemence, Logre, Lacaille. Je ne fais une exception que pour cette grosse bete d'Alexandre et pour le prodigieux Robine. Celui-ci m'a donne bien du mal.
Le peintre continua sur ce ton, du pont de Neuilly a l'arc de triomphe. Il revenait, achevait certains portraits d'un trait caracteristique: Logre etait un Maigre qui avait son ventre entre les deux epaules; la belle Lisa etait tout en ventre, et la belle Normande, tout en poitrine; mademoiselle Saget avait certainement laisse echapper dans sa vie une occasion d'engraisser, car elle detestait les Gras, tout en gardant un dedain pour les Maigres; Gavard compromettait sa graisse, il finirait plat comme une punaise.
-Eh madame Francois? dit Florent.
Claude fut tres-embarrasse par cette question. Il chercha, balbutia:
-Madame Francois, madame Francois... Non, je ne sais pas, je n'ai jamais songe a la classer... C'est une brave femme, madame Francois, voila tout. Elle n'est ni dans les Gras ni dans les Maigres, parbleu!
Ils rirent tous les deux. Ils se trouvaient en face de l'arc de triomphe. Le soleil, au ras des coteaux de Suresnes, etait si bas sur l'horizon, que leurs ombres colossales tachaient la blancheur du monument, tres-haut, plus haut que les statues enormes des groupes, de deux barres noires, pareilles a deux traits faits au fusain. Claude s'egaya davantage, fit aller les bras, se plia; puis, en s'en allant:
-Avez-vous vu? quand le soleil s'est couche, nos deux tetes sont allees toucher le ciel.
Mais Florent ne riait plus. Paris le reprenait, Paris qui l'effrayait maintenant, apres lui avoir coute tant de larmes, a Cayenne. Lorsqu'il arriva aux Halles, la nuit tombait, les odeurs etaient suffocantes. Il baissa la tete, en rentrant dans son cauchemar de nourritures gigantesques, avec le souvenir doux et triste de cette journee de sante claire, toute parfumee de thym.
V
Le lendemain, vers quatre heures, Lisa se rendit a Saint-Eustache. Elle avait fait, pour traverser la place, une toilette serieuse, toute en soie noire, avec son chale tapis. La belle Normande, qui, de la poissonnerie, la suivit des yeux jusque sous la porte de l'eglise, en resta suffoquee.
-Ah bien! merci! dit-elle mechamment, la grosse donna dans les cures, maintenait... Ca la calmera, cette femme, de se tremper le derriere dans l'eau benite.
Elle se trompait, Lisa n'etait point devote. Elle ne pratiquait pas, disait d'ordinaire qu'elle tachait de rester honnete en toutes choses, et que cela suffisait. Mais elle n'aimait pas qu'on parlat mal de la religion devant elle; souvent elle faisait taire Gavard, qui adorait les histoires de pretres et de religieuses, les polissonneries de sacristie. Cela lui semblait tout a fait inconvenant. Il fallait laisser a chacun sa croyance, respecter les scrupules de tout le monde. Puis d'ailleurs, les pretres etaient generalement de braves gens. Elle connaissait l'abbe Roustan, de Saint-Eustache, un homme distingue, de bon conseil, dont l'amitie lui paraissait tres-sure. Et elle finissait, en expliquant la necessite absolue de la religion, pour le plus grand nombre; elle la regardait comme une police qui aidait a maintenir l'ordre, et sans laquelle il n'y avait pas de gouvernement possible. Quand Gavard poussait les choses un peu trop loin sur ce chapitre, disant qu'on devrait flanquer les cures dehors et fermer leurs boutiques, elle haussait les epaules, elle repondait: