-Vous seriez bien avance!... on se massacrerait dans les rues, au bout d'un mois, et l'on se trouverait force d'inventer un autre bon Dieu. En 93, ca c'est passe comme cela... Vous savez, n'est-ce pas? que moi je ne vis pas avec les cures; mais je dis qu'il en faut, parce qu'il en faut.
Aussi, lorsque Lisa allait dans une eglise, elle se montrait recueillie. Elle avait achete un beau paroissien, qu'elle n'ouvrait jamais, pour assister aux enterrements et aux mariages. Elle se levait, s'agenouillait, aux bons endroits, s'appliquant a garder l'attitude decente qu'il convenait d'avoir. C'etait, pour elle, une sorte de tenue officielle que les gens honnetes, les commercants et les proprietaires, devaient garder devant la religion.
Ce jour-la, la belle charcutiere, en entrant a Saint-Eustache, laissa doucement retomber la double porte en drap vert deteint, use par la main des devotes. Elle trempa les doigts dans le benitier, se signa correctement. Puis, a pas etouffes, elle alla jusqu'a la chapelle de Sainte-Agnes, ou deux femmes agenouillees, la face dans les mains, attendaient, pendant que la robe bleue d'une troisieme debordait du confessionnal. Elle parut contrariee; et, s'adressant a un bedeau qui passait, avec sa calotte noire, en trainant les pieds:
-C'est donc le jour de confession de monsieur l'abbe Roustan? demanda-t-elle.
Il repondit que monsieur l'abbe n'avait plus que des penitentes, que ce ne serait pas long, et que, si elle voulait prendre une chaise, son tour arriverait tout de suite. Elle remercia, sans dire qu'elle ne venait pas pour se confesser. Elle resolut d'attendre, marchant a petits pas sur les dalles, allant jusqu'a la grande porte, d'ou elle regarda la nef toute nue, haute et severe, entre les bas-cotes peints de couleurs vives; elle levait un peu le menton, trouvant le maitre-autel trop simple, ne goutant pas cette grandeur froide de la pierre, preferant les dorures et les bariolages des chapelles laterales. Du cote de la rue du Jour, ces chapelles restaient grises, eclairees par des fenetres poussiereuses; tandis que, du cote des Halles, le coucher du soleil allumait les vitraux des verrieres, egayees de teintes tres-tendres, des verts et des jaunes surtout, si limpides, qu'ils lui rappelaient les bouteilles de liqueur, devant la glace de monsieur Lebigre. Elle revint de ce cote, qui semblait comme attiedi par cette lumiere de braise, s'interessa un instant aux chasses, aux garnitures des autels, aux peintures vues dans des reflets de prisme. L'eglise etait vide, toute frissonnante du silence de ses voutes. Quelques jupes de femmes faisaient des taches sombres dans l'effacement jaunatre des chaises; et, des confessionnaux fermes, un chuchotement sortait. Eu repassant devant la chapelle de sainte Agnes, elle vit que la robe bleue etait toujours aux pieds de l'abbe Roustan.
-Moi, j'aurais fini en dix secondes, si je voulais, pensa-t-elle avec l'orgueil de son honnetete.
Elle alla au fond. Derriere le maitre-autel, dans l'ombre de la double rangee des piliers, la chapelle de la Vierge est toute moite de silence et d'obscurite. Les vitraux, tres-sombres, ne detachent que des robes de saints, a larges pans rouges et violets, brulant comme des flammes d'amour mystique dans le recueillement, l'adoration muette des tenebres. C'est un coin de mystere, un enfoncement crepusculaire du paradis, ou brillent les etoiles de deux cierges, ou quatre lustres a lampes de metal, tombant de la voute, a peine entrevus, font songer aux grands encensoirs d'or que les anges balancent au coucher de Marie. Entre les piliers, des femmes sont toujours la, pamees sur des chaises retournees, abimees dans cette volupte noire.
Lisa, debout, regardait, tres-tranquillement. Elle n'etait point nerveuse. Elle trouvait qu'on avait tort de ne pas allumer les lustres, que cela serait plus gai avec des lumieres. Meme il y avait une indecence dans cette ombre, un jour et un souffle d'alcove, qui lui semblaient peu convenables. A cote d'elle, des cierges brulant sur une herse lui chauffaient la figure, tandis qu'une vieille femme grattait avec un gros couteau la cire tombee, figee en larmes pales. Et, dans le frisson religieux de la chapelle, dans cette pamoison muette d'amour, elle entendait tres-bien le roulement des fiacres qui debouchaient de la rue Montmartre, derriere les saints rouges et violets des vitraux. Au loin, les Halles grondaient, d'une voix continue.
Comme elle allait quitter la chapelle, elle vit entrer la cadette des Mehudin, Claire, la marchande de poissons d'eau douce. Elle fit allumer un cierge a la herse. Puis, elle vint s'agenouiller derriere un pilier, les genoux casses sur la pierre, si pale dans ses cheveux blonds mal attaches, qu'elle semblait une morte. La, se croyant cachee, elle agonisa, elle pleura a chaudes larmes, avec des ardeurs de prieres qui la pliaient comme sous un grand vent, avec tout un emportement de femme qui se livre. La belle charcutiere resta fort surprise, car les Mehudin n'etaient guere devotes; Claire surtout parlait de la religion et des pretres, d'ordinaire, d'une facon a faire dresser les cheveux sur la tete.
-Qu'est-ce qu'il lui prend donc? se dit-elle en revenant de nouveau a la chapelle de Sainte-Agnes. Elle aura empoisonne quelque homme, cette gueuse.
L'abbe Roustan sortait enfin de son confessionnal. C'etait un bel homme, d'une quarantaine d'annees, l'air souriant et bon. Quand il reconnut madame Quenu, il lui serra les mains, l'appela " chere dame, " l'emmena a la sacristie, ou il ota son surplis, en lui disant qu'il allait etre tout a elle. Ils revinrent, lui en soutane, tete nue, elle se carrant dans son chale tapis, et ils se promenerent le long des chapelles laterales, du cote de la rue du Jour. Ils parlaient a voix basse. Le soleil se mourait dans les vitraux, l'eglise devenait noire, les pas des dernieres devotes avaient un frolement doux sur les dalles.
Cependant, Lisa expliqua ses scrupules a l'abbe Roustan. Jamais il n'etait question entre eux de religion. Elle ne se confessait pas, elle le consultait simplement dans les cas difficiles, a titre d'homme discret et sage, qu'elle preferait, disait-elle parfois, a ces hommes d'affaires louches qui sentent le bagne. Lui, se montrait d'une complaisance inepuisable; il feuilletait le code pour elle, lui indiquait les bons placements d'argent, resolvait avec tact les difficultes morales, lui recommandait des fournisseurs, avait une reponse prete a toutes les demandes, si diverses et si compliquees qu'elles fussent, le tout naturellement, sans mettre Dieu de l'affaire, sans chercher a en tirer un benefice quelconque a son profit ou au profit de la religion. Un remerciement et un sourire lui suffisaient. Il semblait bien aise d'obliger cette belle madame Quenu, dont sa femme de menage lui parlait souvent avec respect, comme d'une personne tres-estimee dans le quartier. Ce jour-la, la consultation fut particulierement delicate. Il s'agissait de savoir quelle conduite l'honnetete l'autorisait a tenir vis-a-vis de son beau-frere; si elle avait le droit de le surveiller, de l'empecher de les compromettre, son mari, sa fille et elle; et encore jusqu'ou elle pourrait aller dans un danger pressant. Elle ne demanda pas brutalement ces choses, elle posa les questions avec des menagements si bien choisis, que l'abbe put disserter sur la matiere sans entrer dans les personnalites. Il fut plein d'arguments contradictoires. En somme, il jugea qu'une ame juste avait le droit, le devoir meme d'empecher le mal, quitte a employer les moyens necessaires au triomphe du bien.
-Voila mon opinion, chere dame, dit-il en finissant. La discussion des moyens est toujours grave. Les moyens sont le grand piege ou se prennent les vertus ordinaires... Mais je connais votre belle conscience. Pesez chacun de vos actes, et si rien ne proteste en vous, allez hardiment... Les natures honnetes ont cette grace merveilleuse de mettre de leur honnetete dans tout ce qu'elles touchent.