Et changeant de voix, il continua:
-Dites bien a monsieur Quenu que je lui souhaite le bonjour. Quand je passerai, j'entrerai pour embrasser ma bonne petite Pauline... Au revoir, chere dame, et tout a votre disposition.
Il rentra dans la sacristie. Lisa, en s'en allant, eut la curiosite de voir si Claire priait toujours; mais Claire etait retournee a ses carpes et a ses anguilles; il n'y avait plus, devant la chapelle de la Vierge, ou la nuit s'etait faite, qu'une debandade de chaises renversees, culbutees, sous la chaleur devote des femmes qui s'etaient agenouillees la.
Quand la belle charcutiere traversa de nouveau la place, la Normande, qui guettait sa sortie, la reconnut dans le crepuscule a la rondeur de ses jupes.
-Merci! s'ecria-t-elle, elle est restee plus d'une heure. Quand les cures la vident de ses peches, celle-la, les enfants de choeur font la chaine pour jeter les seaux d'ordures a la rue.
Le lendemain matin, Lisa monta droit a la chambre de Florent. Elle s'y installa en toute tranquillite, certaine de n'etre pas derangee, decidee d'ailleurs a mentir, a dire qu'elle venait s'assurer de la proprete du linge, si Florent remontait. Elle l'avait vu, en bas, tres-occupe, au milieu de la maree. S'asseyant devant la petite table, elle enleva le tiroir, le mit sur ses genoux, le vida avec de grandes precautions, en ayant grand soin de replacer les paquets de papiers dans le meme ordre. Elle trouva d'abord les premiers chapitres de l'ouvrage sur Cayenne, puis les projets, les plans de toutes sortes, la transformation des octrois en taxes sur les transactions, la reforme du systeme administratif des Halles, et les autres. Ces pages de fine ecriture qu'elle s'appliquait a lire, l'ennuyerent beaucoup; elle allait remettre le tiroir, convaincue que Florent cachait ailleurs la preuve de ses mauvais desseins, revant deja de fouiller la laine des matelas, lorsqu'elle decouvrit, dans une enveloppe a lettre, le portrait de la Normande. La photographie etait un peu noire. La Normande posait debout, le bras droit appuyee sur une colonne tronquee; et elle avait tous ses bijoux, une robe de soie neuve qui bouffait, un rire insolent. Lisa oublia son beau-frere, ses terreurs, ce qu'elle etait venue faire la. Elle s'absorba dans une de ces contemplations de femme devisageant une autre femme, tout a l'aise, sans crainte d'etre vue. Jamais elle n'avait eu le loisir d'etudier sa rivale de si pres. Elle examina les cheveux, le nez, la bouche, eloigna la photographie, la rapprocha. Puis, les levres pincees, elle lut sur le revers, ecrit en grosses vilaines lettres: " Louise a son ami Florent. " Cela la scandalisa, c'etait un aveu. L'envie lui vint de prendre cette carte, de la garder comme une arme contre son ennemie. Elle la remit lentement dans l'enveloppe, en songeant que ce serait mal, et qu'elle la retrouverait toujours, d'ailleurs.
Alors, feuilletant de nouveau les pages volantes, les rangeant une a une, elle eut l'idee de regarder au fond, a l'endroit ou Florent avait repousse le fil et les aiguilles d'Augustine; et la, entre le paroissien et la Clef des songes, elle decouvrit ce qu'elle cherchait, des notes tres-compromettantes, simplement defendues par une chemise de papier gris. L'idee d'une insurrection, du renversement de l'empire, a l'aide d'un coup de force, avancee un soir par Logre chez monsieur Lebigre, avait lentement muri dans l'esprit ardent de Florent. Il y vit bientot un devoir, une mission. Ce fut le but enfin trouve de son evasion de Cayenne et de son retour a Paris. Croyant avoir a venger sa maigreur contre cette ville engraissee, pendant que les defenseurs du droit crevaient la faim en exil, il se fit justicier, il reva de se dresser, des Halles memes, pour ecraser ce regne de mangeailles et de souleries. Dans ce temperament tendre, l'idee fixe plantait aisement son clou. Tout prenait des grossissements formidables, les histoires les plus etranges se batissaient, il s'imaginait que les Halles s'etaient emparees de lui, a son arrivee, pour l'amollir, l'empoisonner de leurs odeurs. Puis, c'etait Lisa qui voulait l'abetir; il l'evitait pendant des deux et trois jours, comme un dissolvant qui aurait fondu ses volontes, s'il l'avait approchee. Ces crises de terreurs pueriles, ces emportements d'homme revolte, aboutissaient toujours a de grandes douceurs, a des besoins d'aimer, qu'il cachait avec une honte d'enfant. Le soir surtout, le cerveau de Florent s'embarrassait de fumees mauvaises. Malheureux de sa journee, les nerfs tendus, refusant le sommeil par une peur sourde de ce neant, il s'attardait davantage chez monsieur Lebigre ou chez les Mehudin; et, quand il rentrait, il ne se couchait encore pas, il ecrivait, il preparait la fameuse insurrection. Lentement, il trouva tout un plan d'organisation. Il partagea Paris en vingt sections, une par arrondissement ayant chacune un chef, une sorte de general, qui avait sous ses ordres vingt lieutenants commandant a vingt compagnie, d'affilies. Toutes les semaines, il y aurait un conseil tenu par les chefs, chaque fois dans un local different; pour plus de discretion, d'ailleurs, les affilies ne connaitraient que le lieutenant, qui lui-meme s'aboucherait uniquement avec le chef de sa section; il serait utile aussi que ces compagnies se crussent toutes chargees de missions imaginaires, ce qui acheverait de depister la police. Quant a la mise en oeuvre de ces forces, elle etait des plus simples. On attendrait la formation complete des cadres; puis on profiterait de la premiere emotion politique. Comme on n'aurait sans doute que quelques fusils de chasse, on s'emparerait d'abord des postes, on desarmerait les pompiers, les gardes de Paris, les soldats de la ligne, sans livrer bataille autant que possible, en les invitant a faire cause commune avec le peuple. Ensuite, on marcherait droit au Corps legislatif, pour aller de la a l'Hotel de Ville. Ce plan, auquel Florent revenait chaque soir, comme a un scenario de drame qui soulageait sa surexcitation nerveuse, n'etait encore qu'ecrit sur des bouts de papier, ratures, montrant les tatonnements de l'auteur, permettant de suivre les phases de cette conception a la fois enfantine et scientifique. Lorsque Lisa eut parcouru les notes, sans toutes les comprendre, elle resta tremblante, n'osant plus toucher a ces papiers, avec la peur de les voir eclater entre ses mains comme des armes chargees.
Une derniere note l'epouvanta plus encore que les autres. C'etait une demi-feuille, sur laquelle Florent avait dessine la forme des insignes qui distingueraient les chefs et les lieutenants; a cote, se trouvaient egalement les guidons des compagnies. Meme des legendes au crayon disaient la couleur des guidons pour les vingt arrondissements. Les insignes des chefs etaient des echarpes rouges; ceux des lieutenants, des brassards, egalement rouges. Ce fut, pour Lisa, la realisation immediate de l'emeute; elle vit ces hommes, avec toutes ces etoffes rouges, passer devant sa charcuterie, envoyer des balles dans les glaces et dans les marbres, voler les saucisses et les andouilles de l'etalage. Les infames projets de sou beau-frere etaient un attentat contre elle-meme, contre son bonheur. Elle referma le tiroir, regardant la chambre, se disant que c'etait elle pourtant qui logeait cet homme, qu'il couchait dans ses draps, qu'il usait ses meubles. Et elle etait particulierement exasperee par la pensee qu'il cachait l'abominable machine infernale dans cette petite table de bois blanc, qui lui avait servi autrefois chez l'oncle Gradelle, avant son mariage, une table innocente, toute declouee.
Elle resta debout, songeant a ce qu'elle allait faire. D'abord, il etait inutile d'instruire Quenu. Elle eut l'idee d'avoir une explication avec Florent, mais elle craignit qu'il ne s'en allat commettre son crime plus loin, tout en les compromettant, par mechancete. Elle se calmait un peu, elle prefera le surveiller. Au premier danger, elle verrait. En somme, elle avait a present de quoi le faire retourner aux galeres.
Comme elle rentrait a la boutique, elle vit Augustine tout emotionnee. La petite Pauline avait disparu depuis une grande demi-heure. Aux questions inquietes de Lisa, elle ne put que repondre:
-Je ne sais pas, madame... Elle etait la tout a l'heure, sur le trottoir, avec un petit garcon... Je les regardais; puis, j'ai entame un jambon pour un monsieur, et je ne les ai plus vus.