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-Pourtant, dans le cas d'un accident, demanda la marchande de beurre, croyez-vous qu'on pourrait se fier a madame Leonce?... C'est elle peut-etre qui a la clef de l'armoire?

-Vous m'en demandez trop long, repondit la vieille. Je la crois tres-honnete femme; mais, apres tout, je ne sais pas; il y a des circonstances... Enfin, je vous ai prevenues toutes les deux; c'est votre affaire.

Elles restaient debout, se saluant, dans le bouquet final des fromages. Tous, a cette heure, donnaient a la fois. C'etait une cacophonie de souffles infects, depuis les lourdeurs molles des pates cuites, du gruyere et du hollande, jusqu'aux pointes alcalines de l'olivet. Il y avait des ronflements sourds du cantal, du chester, des fromages de chevre, pareils a un chant large de basse, sur lesquels se detachaient, en notes piquees, les petites fumees brusques des neufchatel, des troyes et des mont-d'or. Puis les odeurs s'effaraient, roulaient les unes sur les autres, s'epaississaient des bouffees du port-salut, du limbourg, du gerome, du marolles, du livarot, du pont-l'eveque, peu a peu confondues, epanouies en une seule explosion de puanteurs. Cela s'epandait, se soutenait, au milieu du vibrement general, n'ayant plus de parfums distincts, d'un vertige continu de nausee et d'une force terrible d'asphyxie. Cependant, il semblait que c'etaient les paroles mauvaises de madame Lecoeur et de mademoiselle Saget qui puaient si fort.

-Je vous remercie bien, dit la marchande de beurre. Allez! si je suis jamais riche, je vous recompenserai.

Mais la vieille ne s'en allait pas. Elle prit un bondon, le retourna, le remit sur la table de marbre. Puis, elle demanda combien ca coutait.

-Pour moi? ajouta-t-elle avec un sourire.

-Pour vous, rien, repondit madame Lecoeur. Je vous le donne.

Et elle repeta:

-Ah! si j'etais riche!

Alors, mademoiselle Saget lui dit que ca viendrait un jour. Le bondon avait deja disparu dans le cabas. La marchande de beurre redescendit a la cave, tandis que la vieille demoiselle reconduisait la Sarriette jusqu'a sa boutique. La, elles causerent un instant de monsieur Jules. Les fruits, autour d'elles, avaient leur odeur fraiche de printemps.

-Ca sent meilleur chez vous que chez votre tante, dit la vieille. J'en avais mal au coeur, tout a l'heure. Comment fait-elle pour vivre la dedans?... Au moins, ici, c'est doux, c'est bon. Cela vous rend toute rose, ma belle.

La Sarriette se mit a rire. Elle aimait les compliments. Puis, elle vendit une livre de mirabelles a une dame, en disant que c'etait un sucre.

-J'en acheterais bien, des mirabelles, murmura mademoiselle Saget, quand la dame fut partie; seulement il m'en faut si peu... Une femme seule, vous comprenez...?

-Prenez-en donc une poignee, s'ecria la jolie brune. Ce n'est pas ca qui me ruinera... Envoyez-moi Jules, n'est-ce pas? si vous le voyez. Il doit fumer son cigare, sur le premier banc, en sortant de la grande rue, a droite.

Mademoiselle Saget avait elargi les doigts pour prendre la poignee de mirabelles, qui alla rejoindre le bondon dans le cabas. Elle feignit de vouloir sortir de Halles; mais elle fit un detour par une des rues couvertes, marchant lentement, songeant que des mirabelles et un bonbon composaient un diner pas trop maigre. D'ordinaire, apres sa tournee de l'apres-midi, lorsqu'elle n'avait pas reussi a faire emplir son cabas par les marchandes, qu'elle comblait de cajoleries et d'histoires, elle en etait reduite aux rogatons. Elle retourna sournoisement au pavillon du beurre. La, du cote de la rue Berger, derriere les bureaux des facteurs aux huitres, se trouvent les bancs de viandes cuites. Chaque matin, de petites voitures fermees, en forme de caisses, doublees de zinc et garnies de soupiraux, s'arretent aux portes des grandes cuisines, rapportent pele-mele la desserte des restaurants, des ambassades, des ministeres. Le triage a lieu dans la cave. Des neuf heures, les assiettes s'etalent, parees, a trois sous et a cinq sous, morceaux de viande, filets de gibier, tetes ou queues de poissons, legumes, charcuterie, jusqu'a du dessert, des gateaux a peine entames et des bonbons presque entiers. Les, meurt-de-faim, les petits employes, les femmes grelottant la fievre, font queue; et parfois les gamins huent des ladres blemes, qui achetent avec des regards sournois, guettant si personne ne les voit. Mademoiselle Saget se glissa devant une boutique, dont la marchande affichait la pretention de ne vendre que des reliefs sortis des Tuileries. Un jour, elle lui avait meme fait prendre une tranche de gigot, en lui affirmant qu'elle venait de l'assiette de l'empereur. Cette tranche de gigot, mangee avec quelque fierte, restait comme une consolation pour la vanite de la vieille demoiselle. Si elle se cachait, c'etait d'ailleurs pour se menager l'entree des magasins du quartier, ou elle rodait sans jamais rien acheter. Sa tactique etait de se facher avec les fournisseurs, des qu'elle savait leur histoire; elle allait chez d'autres, les quittait, se raccommodait, faisait le tour des Halles; de facon qu'elle finissait par s'installer dans toutes les boutiques. On aurait cru a des provisions formidables, lorsqu'en realite elle vivait de cadeaux et de rogatons payes de son argent, en desespoir de cause.

Ce soir-la, il n'y avait qu'un grand vieillard devant la boutique. Il flairait une assiette, poisson et viande meles. Mademoiselle Saget flaira de son cote un lot de friture froide. C'etait a trois sous. Elle marchanda, l'obtint a deux sous. La friture froide s'engouffra dans le cabas. Mais d'autres acheteurs arrivaient, les nez s'approchaient des assiettes, d'un mouvement uniforme. L'odeur de l'etalage etait nauseabonde, une odeur de vaisselle grasse et d'evier mal lave.

-Venez me voir demain, dit la marchande a la vieille. Je vous mettrai de cote quelque chose de bon... Il y a un grand diner aux Tuileries, ce soir.

Mademoiselle Saget promettait de venir, lorsque, en se retournant, elle apercut Gavard qui avait entendu et qui la la regardait. Elle devint tres-rouge, serra ses epaules maigres, s'en alla sans paraitre le reconnaitre, Mais il la suivit un instant, haussant les epaules, marmottant que la mechancete de cette pie-grieche ne l'etonnait plus, " du moment qu'elle s'empoisonnait des saletes sur lesquelles on avait rote aux Tuileries. "

Des le lendemain, une rumeur sourde courut dans les Halles. Madame Lecoeur et la Sarriette tenaient leurs grands serments de discretion. En cette circonstance, mademoiselle Saget se montra particulierement habile: elle se tut, laissant aux deux autres le soin de repandre l'histoire de Florent. Ce fut d'abord un recit ecourte, de simples mots qui se colportaient tout bas; puis, les versions diverses se fondirent, les episodes s'allongerent, une legende se forma, dans laquelle Florent jouait un role de Croquemitaine. Il avait tue dix gendarmes, a la barricade de la rue Greneta; il etait revenu sur un bateau de pirates qui massacraient tout en mer; depuis son arrivee, on le voyait roder la nuit avec des hommes suspects, dont il devait etre le chef. La, l'imagination des marchandes se lancait librement, revait les choses les plus dramatiques, une bande de contrebandiers en plein Paris, ou bien une vaste association qui centralisait les vols commis dans les Halles. On plaignit beaucoup les Quenu-Gradelle, tout en parlant mechamment de l'heritage. Cet heritage passionna. L'opinion generale fut que Florent etait revenu pour prendre sa part du tresor. Seulement, comme il etait peu explicable que le partage ne fut pas encore fait, on inventa qu'il attendait une bonne occasion pour tout empocher. Un jour, on trouverait certainement les Quenu-Gradelle massacres. On racontait que deja, chaque soir, il y avait des querelles epouvantables entre les deux freres et la belle Lisa.

Lorsque ces contes arriverent aux oreilles de la belle Normande, elle haussa les epaules en riant.

-Allez donc, dit-elle, vous ne le connaissez pas... Il est doux comme un mouton, le cher homme.

Elle venait de refuser nettement la main de monsieur Lebigre, qui avait tente une demarche officielle. Depuis deux mois, tous les dimanches, il donnait aux Mehudin une bouteille de liqueur. C'etait Rose qui apportait la bouteille, de son air soumis. Elle se trouvait toujours chargee d'un compliment pour la Normande, d'une phrase aimable qu'elle repetait fidelement, sans paraitre le moins du monde ennuyee de cette etrange commission. Quand monsieur Lebigre se vit congedie, pour montrer qu'il n'etait pas fache, et qu'il gardait de l'espoir, il enroba Rose, le dimanche suivant, avec deux bouteilles de Champagne et un gros bouquet. Ce fut justement a la belle poissonniere qu'elle remit le tout, en recitant d'une haleine ce madrigal de marchand de vin: