-Monsieur Lebigre vous prie de boire ceci a sa sante qui a ete beaucoup ebranlee par ce que vous savez. Il espere que vous voudrez bien un jour le guerir, en etant pour lui aussi belle et aussi bonne que ces fleurs.
La Normande s'amusa de la mine ravie de la servante. Elle l'embarrassa en lui parlant de son maitre, qui etait tres exigeant, disait-on. Elle lui demanda si elle l'aimait beaucoup, s'il portait des bretelles, s'il ronflait la nuit. Puis, elle lui fit remporter le Champagne et le bouquet.
-Dites a monsieur Lebigre qu'il ne vous renvoie plus... Vous etes trop bonne, ma petite. Ca m'irrite de vous voir si douce, avec vos bouteilles sous vos bras. Vous ne pouvez donc pas le griffer, votre monsieur?
-Dame! il veut que je vienne, repondit Rose en s'en allant. Vous avez tort de lui faire de la peine, vous... Il est bien bel homme.
La Normande etait conquise par le caractere tendre de Florent. Elle continuait a suivre les lecons de Muche, le soir, sous la lampe, revant qu'elle epousait ce garcon si bon pour les enfants; elle gardait son banc de poissonniere, il arrivait a un poste eleve dans l'administration des Halles. Mais ce reve se heurtait au respect que le professeur lui temoignait; il la saluait, se tenait a distance, lorsqu'elle aurait voulu rire avec lui, se laisser chatouiller, aimer enfin comme elle savait aimer. Celte resistance sourde fut justement ce qui lui fit caresser l'idee de mariage, a toute heure. Elle s'imaginait de grandes jouissances d'amour-propre. Florent vivait ailleurs, plus haut et plus loin. Il aurait peut-etre cede, s'il ne s'etait pas attache au petit Muche; puis, cette pensee d'avoir une maitresse, dans cette maison, a cote de la mere et de la soeur, le repugnait.
La Normande apprit l'histoire de son amoureux avec une grande surprise. Jamais il n'avait ouvert la bouche de ces choses. Elle le querella. Ces aventures extraordinaires mirent dans ses tendresses pour lui un piment de plus. Alors, pendant des soirees, il fallut qu'il racontat tout ce qui lui etait arrive. Elle tremblait que la police ne finit par le decouvrir; mais lui, la rassurait, disait que c'etait trop vieux, que la police, maintenant, ne se derangerait plus. Un soir, il lui parla de la femme du boulevard Montmartre, de cette dame en capote rose, dont la poitrine trouee avait saigne sur ses mains. Il pensait a elle souvent encore; il avait promene son souvenir navre dans les nuits claires de la Guyane; il etait rentre en France, avec la songerie folle de la retrouver sur un trottoir, par un beau soleil, bien qu'il sentit toujours sa lourdeur de morte en travers de ses jambes. Peut-etre qu'elle s'etait relevee, pourtant. Parfois dans les rues, il avait recu un coup dans la poitrine, en croyant la reconnaitre. Il suivait les capotes roses, les chales tombant sur les epaules, avec des frissons au coeur. Quand il fermait les yeux, il la voyait marcher, venir a lui; mais elle laissait glisser son chale, elle montrait les deux taches rouges de sa guimpe, elle lui apparaissait d'une blancheur de cire, avec des yeux vides, des levres douloureuses. Sa grande souffrance fut longtemps de ne pas savoir son nom, de n'avoir d'elle qu'une ombre, qu'il nommait d'un regret. Lorsque l'idee de femme se levait en lui, c'etait elle qui se dressait, qui s'offrait comme la seule bonne, la seule pure. Il se surprit bien des fois a rever qu'elle le cherchait sur ce boulevard ou elle etait restee, qu'elle lui aurait donne toute une vie de joie, si elle l'avait rencontre quelques secondes plus tot. Et il ne voulait plus d'autre femme, il n'en existait plus pour lui. Sa voix tremblait tellement en parlant d'elle, que la Normande comprit, avec son instinct de fille amoureuse, et qu'elle fut jalouse.
-Pardi, murmura-t-elle mechamment, il vaut mieux que vous ne la revoyiez pas. Elle ne doit pas etre belle, a cette heure.
Florent resta tout pale, avec l'horreur de l'image evoquee par la poissonniere. Son souvenir d'amour tombait au charnier. Il ne lui pardonna pas cette brutalite atroce, qui mit, des lors, dans l'adorable capote de soie, la machoire saillante, les yeux beants d'un squelette. Quand la Normande le plaisantait sur cette dame " qui avait couche avec lui, au coin de la rue Vivienne, " il devenait brutal, il la faisait taire d'un mot presque grossier.
Mais ce qui frappa surtout la belle Normande dans ces revelations, ce fut qu'elle s'etait trompee en croyant enlever un amoureux a la belle Lisa. Cela diminuait son triomphe, si bien qu'elle en aima moins Florent pendant huit jours. Elle se consola avec l'histoire de l'heritage. La belle Lisa ne fut plus une begueule, elle fut une voleuse qui gardait le bien de son beau-frere, avec des mines hypocrites pour tromper le monde. Chaque soir, maintenant, pendant que Muche copiait les modeles d'ecriture, la conversation tombait sur le tresor du vieux Gradelle.
-A-t-on jamais vu l'idee du vieux! disait la poissonniere en riant. Il voulait donc le saler son argent, qu'il l'avait mis dans un saloir!... Quatre-vingt-cinq mille francs, c'est une jolie somme, d'autant plus que les Quenu ont sans doute menti; il y avait peut-etre le double, le triple... Ah bien, c'est moi qui exigerais ma part, et vite!
-Je n'ai besoin de rien, repetait toujours Florent. Je le saurais seulement pas ou le mettre, cet argent.
Alors elle s'emportait:
-Tenez, vous n'etes pas un homme. Ca fait pitie... Vous ne comprenez donc pas que les Quenu se moquent de vous. La grosse vous passe le vieux linge et les vieux habits de son mari. Je ne dis pas cela pour vous blesser, mais enfin tout le monde s'en apercoit... Vous avez la un pantalon, raide de graisse, que le quartier a vu au derriere de votre frere pendant trois ans... Moi, a votre place, je leur jetterais leurs guenilles a la figure, et je ferais mon compte. C'est quarante-deux mille cinq cents francs, n'est-ce pas? Je ne sortirais pas sans mes quarante-deux mille cinq cents francs.
Florent avait beau lui expliquer que sa belle-soeur lui offrait sa part, qu'elle la tenait a sa disposition, que c'etait lui qui n'en voulait pas. Il entrait dans les plus petits details, tachait de la convaincre de l'honnetete des Quenu.
-Va-t-en voir s'ils viennent, Jean! chantait-elle d'une voix ironique. Je la connais, leur honnetete. La grosse la plie tous les matins dans son armoire a glace, pour ne pas la salir.... Vrai, mon pauvre ami, vous me faites de la peine. C'est plaisir que de vous dindonner, au moins. Vous n'y voyez pas plus clair qu'un enfant de cinq ans... Elle vous le mettra, un jour, dans la poche, votre argent, et elle vous le reprendra. Le tour n'est pas plus malin a jouer. Voulez-vous que j'aille reclamer votre du, pour voir? Ca serait drole, je vous en reponds. J'aurais le magot ou je casserais tout chez eux, ma parole d'honneur.
-Non, non, vous ne seriez pas a votre place, se hatait de dire Florent effraye. Je verrai, j'aurai peut-etre besoin d'argent bientot.
Elle doutait, elle haussait les epaules, en murmurant qu'il etait bien trop mou. Sa continuelle preoccupation fut ainsi de le jeter sur les Quenu-Gradelle, employant toutes les armes, la colere, la raillerie, la tendresse. Puis, elle nourrit un autre projet. Quand elle aurait epouse Florent, ce serait elle qui irait gifler la belle Lisa, si elle ne rendait pas l'heritage. Le soir, dans son lit, elle en revait tout eveillee: elle entrait chez la charcutiere, s'asseyait au beau milieu de la boutique, a l'heure de la vente, faisait une scene epouvantable. Elle caressa tellement ce projet, il finit par la seduire a un tel point, qu'elle se serait mariee uniquement pour aller reclamer les quarante-deux mille cinq cents francs du vieux Gradelle.