La mere Mehudin, exasperee par le conge donne a monsieur Lebigre, criait partout que sa fille etait folle, que " le grand maigre " avait du lui faire manger quelque sale drogue. Quand elle connut l'histoire de Cayenne, elle fut terrible, le traita de galerien, d'assassin, dit que ce n'etait pas etonnant, s'il restait si plat de coquinerie. Dans le quartier, c'etait elle qui racontait les versions les plus atroces de l'histoire. Mais, au logis, elle se contentait de gronder, affectant de fermer le tiroir a l'argenterie, des que Florent arrivait. Un jour, a la suite d'une querelle avec sa fille ainee, elle s'ecria:
-Ca ne peut pas durer, c'est cette canaille d'homme, n'est-ce pas, qui te detourne de moi? Ne me pousse pas a bout, car j'irais le denoncer a la prefecture, aussi vrai qu'il fait jour!
-Vous iriez le denoncer, repeta la Normande toute tremblante, les poings serres. Ne faites pas ce malheur... Ah! si vous n'etiez pas ma mere...
Claire, temoin de la querelle, se mit a rire, d'un, rire nerveux qui lui dechirait la gorge. Depuis quelque temps, elle etait plus sombre, plus fantasque, les yeux rougis, la figure toute blanche,
-Eh bien, quoi? demanda-t-elle, tu la battrais ... Est-ce que tu me battrais aussi, moi, qui suis ta soeur? Tu sais, ca finira par la. Je debarrasserai la maison, j'irai a la prefecture pour eviter la course a maman.
Et comme la Normande etouffait, balbutiant des menaces, elle ajouta:
-Tu n'auras pas la peine de me battre, moi... Je me jetterai a l'eau, en repassant sur le pont.
De grosses larmes roulaient de ses yeux. Elle s'enfuit dans sa chambre, fermant les portes avec violence. La mere Mehudin ne reparla plus de denoncer Florent. Seulement, Muche rapporta a sa mere qu'il la rencontrait causant avec monsieur Lebigre, dans tous les coins du quartier.
La rivalite de la belle Normande et de la belle Lisa prit alors un caractere plus muet et plus inquietant. L'apres-midi, quand la tente de la charcuterie, de coutil gris a bandes roses, se trouvait baissee, la poissonniere criait que la grosse avait peur, qu'elle se cachait. Il y avait aussi le store de la vitrine, qui l'exasperait, lorsqu'il etait tire; il representait, au milieu d'une clairiere, un dejeuner de chasse, avec des messieurs en habit noir et des dames decolletees, qui mangeaient, sur l'herbe jaune, un pate rouge aussi grand qu'eux. Certes, la belle Lisa n'avait pas peur. Des que le soleil s'en allait, elle remontait le store; elle regardait tranquillement, de son comptoir, en tricotant, le carreau des Halles plante de platanes, plein d'un grouillement de vauriens qui fouillaient la terre, sous les grilles des arbres; le long des bancs, des porteurs fumaient leur pipe; aux deux bouts du trottoir, deux colonnes d'affichage etaient comme vetues d'un habit d'arlequin par les carres verts, jaunes, rouges, bleus, des affiches de theatre. Elle surveillait parfaitement la belle Normande, tout en ayant l'air de s'interesser aux voitures qui passaient. Parfois, elle feignait de se pencher, de suivre, jusqu'a la station de la pointe Sainte-Eustache, l'omnibus allant de la Bastille a la place Wagram; c'etait pour mieux voir la poissonniere, qui se vengeait du store en mettant a son tour de larges feuilles de papier gris sur sa tete et sur sa marchandise, sous le pretexte de se proteger contre le soleil couchant. Mais l'avantage restait maintenant a la belle Lisa. Elle se montrait tres-calme a l'approche du coup decisif, tandis que l'autre, malgre ses efforts pour avoir ce grand air distingue, se laissait toujours aller a quelque insolence trop grosse qu'elle regrettait ensuite. L'ambition de la Normande etait de paraitre " comme il faut. " Rien ne la touchait davantage que d'entendre vanter les bonnes manieres de sa rivale. La mere Mehudin avait remarque ce point faible. Aussi n'attaquait-elle plus sa fille que par la.
-J'ai vu madame Quenu sur sa porte, disait-elle parfois, le soir. C'est etonnant comme cette femme-la se conserve. Et propre avec ca, et l'air d'une vraie dame!... C'est le comptoir, vois-tu. Le comptoir, ca vous maintient une femme, ca la rend distinguee.
Il y avait la une allusion detournee aux propositions de monsieur Lebigre. La belle Normande ne repondait pas, restait un instant soucieuse. Elle se voyait a l'autre coin de la rue Pirouette, dans le comptoir du marchand de vin, faisant pendant a la belle Lisa. Ce fut un premier ebranlement dans ses tendresses pour Florent.
Florent, a la verite, devenait terriblement difficile a defendre. Le quartier entier se ruait sur lui. Il semblait que chacun eut un interet immediat a l'exterminer. Aux Halles, maintenant, les uns juraient qu'il s'etait vendu a la police; les autres affirmaient qu'on l'avait vu dans la cave aux beurres, cherchant a trouer les toiles metalliques des resserres, pour jeter des allumettes enflammees. C'etait un grossissement de calomnies, un torrent d'injures, dont la source avait grandi, sans qu'on sut au juste d'ou elle sortait. Le pavillon de la maree fut le dernier a se mettre en insurrection. Les poissonnieres aimaient Florent pour sa douceur. Elles le defendirent quelque temps; puis, travaillees par des marchandes qui venaient du pavillon aux beurres et du pavillon aux fruits, elles cederent. Alors, recommenca, contre ce maigre, la lutte des ventres enormes, des gorges prodigieuses. Il fut perdu de nouveau dans les jupes, dans les corsages pleins a crever, qui roulaient furieusement autour de ses epaules pointues. Lui, ne voyait rien, marchait droit a son idee fixe.
Maintenant, a toute heure, dans tous les coins, le chapeau noir de mademoiselle Saget apparaissait, au milieu de ce dechainement. Sa petite face pale semblait se multiplier. Elle avait jure une rancune terrible a la societe qui se reunissait dans le cabinet vitre de monsieur Lebigre. Elle accusait ces messieurs d'avoir repandu l'histoire des rogatons. La verite etait que Gavard, un soir, raconta que " cette vieille bique, " qui venait les espionner, se nourrissait des saletes dont la clique bonapartiste ne voulait plus. Clemence eut une nausee. Robine avala vite un doigt de biere, comme pour se laver le gosier. Cependant le marchand de volailles repetait son mot:
-Les Tuileries ont rote dessus.
Il disait cela avec une grimace abominable. Ces tranches de viande ramassees sur l'assiette de l'empereur, etaient pour lui des ordures sans nom, une dejection politique, un reste gate de toutes les cochonneries du regne. Alors, chez monsieur Lebigre, on ne prit plus mademoiselle Saget qu'avec des pincettes; elle devint un fumier vivant, une bete immonde nourrie de pourritures dont les chiens eux-memes n'auraient pas voulu. Clemence et Gavard colporterent l'histoire dans les Halles, si bien que la vieille demoiselle en souffrit beaucoup dans ses bons rapports avec les marchandes. Quand elle chipotait, bavardant sans rien acheter, on la renvoyait aux rogatons. Cela coupa la source de ses renseignements. Certains jours, elle ne savait meme pas ce qui se passait. Elle en pleurait de rage. Ce fut a cette occasion qu'elle dit crument a la Sarriette et a madame Lecoeur:
-Vous n'avez plus besoin de me pousser, allez, mes petites... Je lui ferai son affaire, a votre Gavard.
Les deux autres resterent un peu interdites; mais elles ne protesterent pas. Le lendemain, d'ailleurs, mademoiselle Saget, plus calme, s'attendrit de nouveau sur ce pauvre monsieur Gavard, qui etait si mal conseille, et qui decidement courait a sa perte.
Gavard, en effet, se compromettait beaucoup. Depuis que la conspiration murissait, il trainait partout dans sa poche le revolver qui effrayait tant sa concierge, madame Leonce. C'etait un grand diable de revolver, qu'il avait achete chez le meilleur armurier de Paris, avec des allures tres-mysterieuses. Le lendemain, il le montrait a toutes les femmes du pavillon aux volailles, comme un collegien qui cache un roman defendu dans son pupitre. Lui, laissait passer le canon au bord de sa poche; il le faisait voir, d'un clignement d'yeux; puis, il avait des reticences, des demi-aveux, toute la comedie d'un homme qui feint delicieusement d'avoir peur. Ce pistolet lui donnait une importance enorme; il le rangeait definitivement parmi les gens dangereux. Parfois, au fond de sa boutique, il consentait a le sortir tout a fait de sa poche, pour le montrer a deux ou trois femmes. Il voulait que les femmes se missent devant lui, afin, disait-il, de le cacher avec leurs jupes. Alors, il l'armait, le manoeuvrait, ajustait une oie ou une dinde pendues a l'etalage. L'effroi des femmes le ravissait; il finissait par les rassurer, en leur disant qu'il n'etait pas charge. Mais il avait aussi des cartouches sur lui, dans une boite qu'il ouvrait avec des precautions infinies. Quand on avait pese les cartouches, il se decidait enfin a rentrer son arsenal. Et, les bras croises, jubilant, perorant pendant des heures: