Выбрать главу

Les soirees du cabinet vitre n'etaient plus si bruyantes. Charvet se taisait brusquement, bleme d'une rage froide, lorsqu'on le delaissait pour ecouter son rival. La pensee qu'il avait regne la, qu'avant l'arrivee de l'autre, il gouvernait le groupe en despote, lui mettait au coeur le cancer d'un roi depossede. S'il venait encore, c'etait qu'il avait la nostalgie de ce coin etroit, ou il se rappelait de si douces heures de tyrannie sur Gavard et sur Robine; la bosse de Logre lui-meme, alors, lui appartenait, ainsi que les gros bras d'Alexandre et la figure sombre de Lacaille; d'un mot, il les pliait, leur entrait son opinion dans la gorge, leur cassait son sceptre sur les epaules. Mais, aujourd'hui, il souffrait trop, il finissait par ne plus parler, gonflant le dos, sifflant d'un air de dedain, ne daignant pas combattre les sottises debitees devant lui. Ce qui le desesperait surtout, c'etait d'avoir ete evince peu a peu, sans qu'il s'en apercut. Il ne s'expliquait pas la superiorite de Florent. Il disait souvent, apres l'avoir entendu parler de sa voix douce, un peu triste, pendant des heures:

-Mais c'est un cure, ce garcon-la. Il ne lui manque qu'une calotte.

Les autres semblaient boire ses paroles. Charvet qui rencontrait des vetements de Florent a toutes les pateres, feignait de ne plus savoir ou accrocher son chapeau, de peur de le salir. Il repoussait les papiers qui trainaient, disait qu'on n'etait plus chez soi, depuis que "ce monsieur" faisait tout dans le cabinet. Il se plaignit meme au marchand de vin, en lui demandant si le cabinet appartenait a un seul consommateur ou a la societe. Cette invasion de ses Etats fut le coup de grace. Les hommes etaient des brutes. Il prenait l'humanite en grand mepris, lorsqu'il voyait Logre et monsieur Lebigre couver Florent des yeux. Gavard l'exasperait avec son revolver. Robine, qui restait silencieux derriere sa chope, lui parut decidement l'homme le plus fort de la bande; celui-la devait juger les gens a leur valeur, il ne se payait pas de mots. Quant a Lacaille et a Alexandre, ils le confirmaient dans son idee que le peuple est trop bete, qu'il a besoin d'une dictature revolutionnaire de dix ans pour apprendre a se conduire.

Cependant, Logre affirmait que les sections seraient bientot completement organisees. Florent commencait a distribuer les roles. Alors, un soir, apres une derniere discussion ou il eut le dessous, Charvet se leva, prit son chapeau, en disant:

-Bien le bonsoir, et faites-vous casser la tete, si cela vous amuse... Moi, je n'en suis pas, vous entendez. Je n'ai jamais travaille pour l'ambition de personne.

Clemence qui mettait son chale, ajouta froidement:

-Le plan est inepte.

Et comme Robine les regardait sortir d'un oeil tres-doux, Charvet lui demanda s'il ne s'en allait pas avec eux. Robine, ayant encore trois doigts de biere dans sa chope, se contenta d'allonger une poignee de main. Le couple ne revint plus. Lacaille apprit un jour a la societe que Charvet et Clemence frequentaient maintenant une brasserie de la rue Serpente; il les avait vus, par un carreau, gesticulant beaucoup, au milieu d'un groupe attentif de tres-jeunes gens.

Jamais Florent ne put enregimenter Claude. Il reva un instant de lui donner ses idees en politique, d'en faire un disciple qui l'eut aide dans sa tache revolutionnaire. Pour l'initier, il l'amena un soir chez monsieur Lebigre. Mais Claude passa la soiree a faire un croquis de Robine, avec le chapeau et le paletot marron, la barbe appuyee sur la pomme de la canne. Puis, en sortant avec Florent:

-Non, voyez-vous, dit-il, ca ne m'interesse pas, tout ce que vous racontez la-dedans. Ca peut etre tres-fort, mais ca m'echappe... Ah! par exemple, vous avez un monsieur superbe, ce sacre Robine. Il est profond comme un puits, cet homme... J'y retournerai, seulement pas pour la politique. J'irai prendre un croquis de Logre et un croquis de Gavard, afin de les mettre avec Robine dans un tableau splendide, auquel je songeais, pendant que vous discutiez la question... comment dites vous ca? la question des deux Chambres, n'est-ce pas?... Hein! vous imaginez-vous Gavard, Logre et Robine causant politique, embusques derriere leurs chopes? Ce serait le succes du Salon, mon cher, un succes a tout casser, un vrai tableau moderne celui-la.

Florent fut chagrin de son scepticisme politique. Il le fit monter chez lui, le retint jusqu'a deux heures du matin sur l'etroite terrasse, en face du grand bleuissement des Halles. Il le catechisait, lui disait qu'il n'etait pas un homme, s'il se montrait si insouciant du bonheur de son pays. Le peintre secouait la tete, en repondant:

-Vous avez peut-etre raison. Je suis un egoiste. Je ne peux pas meme dire que je fais de la peinture pour mon pays, parce que d'abord mes ebauches epouvantent tout le monde, et qu'ensuite, lorsque je peins, je songe uniquement a mon plaisir personnel. C'est comme si je me chatouillais moi-meme, quand je peins: ca me fait rire par tout le corps... Que voulez-vous, on est bati de cette facon, on ne peut pourtant pas aller se jeter a l'eau... Puis, la France n'a pas besoin de moi, ainsi que dit ma tante Lisa... Et me permettez-vous d'etre franc? Eh bien! si je vous aime, vous, c'est que vous m'avez l'air de faire de la politique absolument comme je fais de la peinture. Vous vous chatouillez, mon cher.

Et comme l'autre protestait:

-Laissez donc! vous etes un artiste dans votre genre, vous revez politique; je parie que vous passez des soirees ici, a regarder les etoiles, en les prenant pour les bulletins de vote de l'infini... Enfin, vous vous chatouillez avec vos idees de justice et de verite. Cela est si vrai que vos idees, de meme que mes ebauches, font une peur atroce aux bourgeois... Puis la, entre nous, si vous etiez Robine, croyez-vous que je m'amuserais a etre votre ami... Ah! grand poete que vous etes!

Ensuite, il plaisanta, disant que la politique ne le genait pas, qu'il avait fini par s'y accoutumer, dans les brasseries et dans les ateliers. A ce propos, il parla d'un cafe de la rue Vauvilliers, le cafe qui se trouvait au rez-de-chaussee de la maison habitee par la Sarriette. Cette salle fumeuse, aux banquettes de velours eraille, aux tables de marbre jaunies par les bavures des glorias, etait le lieu de reunion habituel de la belle jeunesse des Halles. La, monsieur Jules regnait sur une bande de porteurs, de garcons de boutique, de messieurs a blouses blanches, a casquettes de velours. Lui, portait, a la naissance des favoris, deux meches de poils collees contre les joues en accroche-coeur. Chaque samedi, il se faisait arrondir les cheveux au rasoir, pour avoir le cou blanc, chez un coiffeur de la rue des Deux-Ecus, ou il etait abonne au mois. Aussi, donnait-il le ton a ces messieurs, lorsqu'il jouait au billard, avec des graces etudiees, developpant ses hanches, arrondissant les bras et les jambes, se couchant a demi sur le tapis, dans une pose cambree qui donnait a ses reins toute leur valeur. La partie finie, on causait. La bande etait tres-reactionnaire, tres-mondaine. Monsieur Jules lisait les journaux aimables. Il connaissait le personnel des petits theatres, tutoyait les celebrites du jour, savait la chute ou le succes de la piece jouee la veille. Mais il avait un faible pour la politique. Son ideal etait Morny, comme il le nommait tout court. Il lisait les seances du Corps legislatif, en riant d'aise aux moindres mots de Morny. C'etait Morny qui se moquait de ces gueux de republicains! Et il partait de la pour dire que la crapule seule detestait l'empereur, parce que l'empereur voulait le plaisir de tous les gens comme il faut.