Il serra sa ceinture, souriant, fache; puis, se remettant a marcher, faisant allusion au verre de punch d'Alexandre, il dit a Florent d'une voix un peu basse:
-C'est drole, vous avez du remarquer cela, vous?... On trouve toujours quelqu'un pour vous payer a boire, on ne rencontre jamais personne qui vous paye a manger.
Le jour se levait. Au bout de la rue de la Cossonnerie, les maisons du boulevard Sebastopol etaient toutes noires; et, au-dessus de la ligne nette des ardoises, le cintre eleve de la grande rue couverte taillait, dans le bleu pale, une demi-lune de clarte. Claude, qui s'etait penche au-dessus de certains regards, garnis de grilles, s'ouvrant, au ras du trottoir, sur des profondeurs de cave ou brulaient des lueurs louches de gaz, regardait en l'air maintenant, entre les hauts piliers, cherchant sur les toits bleuis, au bord du ciel clair. Il finit par s'arreter encore, les yeux leves sur une des minces echelles de fer qui relient les deux etages de toitures et permettent de les parcourir. Florent lui demanda ce qu'il voyait la-haut.
-C'est ce diable de Marjolin, dit le peintre sans repondre. Il est, pour sur, dans quelque gouttiere, a moins qu'il n'ait passe la nuit avec les betes de la cave aux volailles... J'ai besoin de lui pour une etude.
Et il raconta que son ami Marjolin fut trouve, un matin, par une marchande, dans un tas de choux, et qu'il poussa sur le carreau, librement. Quand on voulut l'envoyer a l'ecole, il tomba malade, il fallut le ramener aux Halles. Il en connaissait les moindres recoins, les aimait d'une tendresse de fils, vivait avec des agilites d'ecureuil, au milieu de cette foret de fonte. Ils faisaient un joli couple, lui et cette gueuse de Cadine, que la mere Chantemesse avait ramassee, un soir, au coin de l'ancien marche des Innocents. Lui, etait splendide, ce grand beta, dore comme un Rubens, avec un duvet roussatre qui accrochait le jour; elle, la petite, futee et mince, avait un drole de museau, sous la broussaille noire de ses cheveux crepus.
Claude, tout en causant, hatait le pas. Il ramena son compagnon a la pointe Saint-Eustache. Celui-ci se laissa tomber sur un banc, pres du bureau des omnibus, les jambes cassees de nouveau. L'air fraichissait. Au fond de la rue Rambuteau, des lueurs roses marbraient le ciel laiteux, sabre, plus haut, par de grandes dechirures grises. Cette aube avait une odeur si balsamique, que Florent se crut un instant en pleine campagne, sur quelque colline. Mais Claude lui montra, de l'autre cote du banc, le marche aux aromates. Le long du carreau de la triperie, on eut dit des champs de thym, de lavande, d'ail, d'echalote; et les marchandes avaient enlace, autour des jeunes platanes du trottoir, de hautes branches de laurier qui faisaient des trophees de verdure. C'etait l'odeur puissante du laurier qui dominait.
Le cadran lumineux de Saint-Eustache palissait, agonisait, pareil a une veilleuse surprise par le matin. Chez les marchands de vin, au fond des rues voisines, les becs de gaz s'eteignaient un a un, comme des etoiles tombant dans de la lumiere. Et Florent regardait les grandes Halles sortir de l'ombre, sortir du reve, ou il les avait vues, allongeant a l'infini leurs palais a jour. Elles se solidifiaient, d'un gris verdatre, plus geantes encore, avec leur mature prodigieuse, supportant les nappes sans fin de leurs toits. Elles entassaient leurs masses geometriques; et, quand toutes les clartes interieures furent eteintes, qu'elles baignerent dans le jour levant, carrees, uniformes, elles apparurent comme une machine moderne, hors de toute mesure, quelque machine a vapeur, quelque chaudiere destinee a la digestion d'un peuple, gigantesque ventre de metal, boulonne, rive, fait de bois, de verre et de fonte, d'une elegance et d'une puissance de moteur mecanique, fonctionnant la, avec la chaleur du chauffage, l'etourdissement, le branle furieux des roues.
Mais Claude etait monte debout sur le banc, d'enthousiasme. Il forca son compagnon a admirer le jour se levant sur les legumes. C'etait une mer. Elle s'etendait de la pointe Saint-Eustache a la rue des Halles, entre les deux groupes de pavillons. Et, aux deux bouts, dans les deux carrefours, le flot grandissait encore, les legumes submergeaient les paves. Le jour se levait lentement, d'un gris tres-doux, lavant toutes choses d'une teinte claire d'aquarelle. Ces tas moutonnants comme des flots presses, ce fleuve de verdure qui semblait couler dans l'encaissement de la chaussee, pareil a la debacle des pluies d'automne, prenaient des ombres delicates et perlees, des violets attendris, des roses teintees de lait, des verts noyes dans des jaunes, toutes les paleurs qui font du ciel une soie changeante au lever du soleil; et, a mesure que l'incendie du matin montait en jets de flammes au fond de la rue Rambuteau, les legumes s'eveillaient davantage, sortaient du grand bleuissement trainant a terre. Les salades, les laitues, les scaroles, les chicorees, ouvertes et grasses encore de terreau, montraient leurs coeurs eclatants; les paquets d'epinards, les paquets d'oseille, les bouquets d'artichauts, les entassements de haricots et de pois, les empilements de romaines, liees d'un brin de paille, chantaient toute la gamme du vert, de la laque verte des cosses au gros vert des feuilles; gamme soutenue qui allait en se mourant, jusqu'aux panachures des pieds de celeris et des bottes de poireaux. Mais les notes aigues, ce qui chantait plus haut, c'etaient toujours les taches vives des carottes, les taches pures des navets, semees en quantite prodigieuse le long du marche, l'eclairant du bariolage de leurs deux couleurs. Au carrefour de la rue des Halles, les choux faisaient des montagnes; les enormes choux blancs, serres et durs comme des boulets de metal pale; les choux frises, dont les grandes feuilles ressemblaient a des vasques de bronze; les choux rouges, que l'aube changeait en des floraisons superbes, lie de vin, avec des meurtrissures de carmin et de pourpre sombre. A l'autre bout, au carrefour de la pointe Saint-Eustache, l'ouverture de la rue Rambuteau etait barree par une barricade de potirons oranges, sur deux rangs, s'etalant, elargissant leurs ventres. Et le vernis mordore d'un panier d'oignons, le rouge saignant d'un tas de tomates, l'effacement jaunatre d'un lot de concombres, le violet sombre d'une grappe d'aubergines, ca et la, s'allumaient; pendant que de gros radis noirs, ranges en nappes de deuil, laissaient encore quelques trous de tenebres au milieu des joies vibrantes du reveil.
Claude battait des mains, a ce spectacle. Il trouvait " ces gredins de legumes " extravagants, fous, sublimes. Et il soutenait qu'ils n'etaient pas morts, qu'arraches de la veille, ils attendaient le soleil du lendemain pour lui dire adieu sur le pave des Halles. Il les voyait vivre, ouvrir leurs feuilles, comme s'ils eussent encore les pieds tranquilles et chauds dans le fumier. Il disait entendre la le rale de tous les potagers de la banlieue. Cependant, la foule des bonnets blancs, des caracos noirs, des blouses bleues, emplissait les etroits sentiers, entre les tas. C'etait toute une campagne bourdonnante. Les grandes hottes des porteurs filaient lourdement au-dessus des tetes. Les revendeuses, les marchands des quatre saisons, les fruitiers, achetaient, se hataient. Il y avait des caporaux et des bandes de religieuses autour des montagnes de choux; tandis que des cuisiniers de college flairaient, cherchant les bonnes aubaines. On dechargeait toujours; des tombereaux jetaient leur charge a terre, comme une charge de paves, ajoutant un flot aux autres flots, qui venaient maintenant battre le trottoir oppose. Et, du fond de la rue du Pont-Neuf, des files de voitures arrivaient, eternellement.