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-Je suis alle quelquefois dans leur cafe, dit Claude a Florent. Ils sont bien droles aussi, ceux-la, avec leurs pipes, lorsqu'ils parlent des bals de la cour, comme s'ils y etaient invites... Le petit qui est avec la Sarriette, vous savez, s'est joliment moque de Gavard, l'autre soir. Il l'appelle mon oncle... Quand la Sarriette est descendue pour le venir chercher, il a fallu qu'elle payat; et elle en a eu pour six francs, parce qu'il avait perdu les consommations au billard... Une jolie fille, hein! cette Sarriette,

-Vous menez une belle vie, murmura Florent en souriant. Cadine, la Sarriette, et les autres, n'est-ce pas?

Le peintre haussa les epaules.

-Ah bien! vous vous trompez, repondit-il. Il ne me faut pas de femmes a moi, ca me derangerait trop. Je ne sais seulement pas a quoi ca sert, une femme; j'ai toujours eu peur d'essayer.. Bonsoir, dormez bien. Si vous etes ministre, un jour, je vous donnerai des idees pour les embellissements de Paris.

Florent dut renoncer a en faire un disciple docile. Cela le chagrina; car, malgre son bel aveuglement de fanatique, il finissait par sentir autour de lui l'hostilite qui grandissait a chaque heure. Meme chez les Mehudin, il trouvait un accueil plus froid; la vieille avait des rires en dessous, Muche n'obeissait plus, la belle Normande le regardait avec de brusques impatiences, quand elle approchait sa chaise pres de la sienne, sans pouvoir le tirer de sa froideur. Elle lui dit une fois qu'il avait l'air d'etre degoute d'elle, et il ne trouva qu'un sourire embarrasse, tandis qu'elle allait s'asseoir rudement, de l'autre cote de la table. Il avait egalement perdu l'amitie d'Auguste. Le garcon charcutier n'entrait plus dans sa chambre, quand il montait se coucher. Il etait tres-effraye par les bruits qui couraient sur cet homme, avec lequel il osait auparavant s'enfermer jusqu'a minuit. Augustine lui disait jurer de ne plus commettre une pareille imprudence. Mais Lisa acheva de les facher, en les priant de retarder leur mariage, tant que le cousin n'aurait pas rendu la chambre du haut; elle ne voulait pas donner a sa nouvelle fille de boutique le cabinet du premier etage. Des lors, Auguste souhaita qu'on " emballat le galerien. " Il avait trouve la charcuterie revee, pas a Plaisance, un peu plus loin, a Montrouge; les lards devenaient avantageux, Augustine disait qu'elle etait prete, en riant de son rire de grosse fille puerile. Aussi chaque nuit, au moindre bruit qui le reveillait, eprouvait-il une fausse joie, en croyant que la police empoignait Florent.

Chez les Quenu-Gradelle, on ne parlait point de ces choses. Une entente tacite du personnel de la charcuterie avait fait le silence autour de Quenu. Celui-ci, un peu triste de la brouille de son frere et de sa femme, se consolait eu ficelant ses saucissons et en salant ses bandes de lard. Il venait parfois sur le seuil de la boutique etaler sa couenne rouge, qui riait dans la blancheur du tablier tendu par son ventre, sans se douter du redoublement de commerages que son apparition faisait naitre au fond des Halles. On le plaignait, on le trouvait moins gras, bien qu'il fut enorme; d'autres, au contraire, l'accusaient de ne pas assez maigrir de la honte d'avoir un frere comme le sien. Lui, pareil aux maris trompes, qui sont les derniers a connaitre leur accident, avait une belle ignorance, une gaiete attendrie, quand il arretait quelque voisine sur le trottoir, pour lui demander des nouvelles de son fromage d'Italie ou de sa tete de porc a la gelee. La voisine prenait une figure apitoyee, semblait lui presenter ses condoleances, comme si tous les cochons de la charcuterie avaient eu la jaunisse.

-Qu'ont-elles donc toutes, a me regarder d'un air d'enterrement? demanda-t-il un jour a Lisa. Est-ce que tu me trouves mauvaise mine, toi?

Elle le rassura, lui dit qu'il etait frais comme une rose; car il avait une peur atroce des maladies, geignant, mettant tout en l'air chez lui, lorsqu'il souffrait de la moindre indisposition. Mais la verite etait que la grande charcuterie des Quenu-Gradelle devenait sombre: les glaces palissaient, les marbres avaient des blancheurs glacees, les viandes cuites du comptoir dormaient dans des graisses jaunies, dans des lacs de gelee trouble. Claude entra meme un jour pour dire a sa tante que son etalage avait l'air "tout embete." C'etait vrai. Sur le lit de fines rognures bleues, les langues fourrees de Strasbourg prenaient des melancolies blanchatres de langues malades, tandis que les bonnes figures jaunes des jambonneaux, toutes malingres, etaient surmontees de pompons verts desoles. D'ailleurs, dans la boutique, les pratiques ne demandaient plus un bout de boudin, dix sous de lard, une demi-livre de saindoux, sans baisser leur voix navree, comme dans la chambre d'un moribond. Il y avait toujours deux ou trois jupes pleurardes plantees devant l'etuve refroidie. La belle Lisa menait le deuil de la charcuterie avec une dignite muette. Elle laissait retomber ses tabliers blancs d'une facon plus correcte sur sa robe noire. Ses mains propres, serrees aux poignets par les grandes manches, sa figure, qu'une tristesse de convenance embellissait encore, disaient nettement a tout le quartier, a toutes les curieuses defilant du matin au soir, qu'ils subissaient un malheur immerite, mais qu'elle en connaissait les causes et qu'elle saurait en triompher. Et parfois elle se baissait, elle promettait du regard des jours meilleurs aux deux poissons rouges, inquiets eux aussi, nageant dans l'aquarium de l'etalage, languissamment.

La belle Lisa ne se permettait plus qu'un regal. Elle donnait sans peur des tapes sous le menton satine de Marjolin. Il venait de sortir de l'hospice, le crane raccommode, aussi gras, aussi rejoui qu'auparavant, mais bete, plus bete encore, tout a fait idiot. La fente avait du aller jusqu'a la cervelle. C'etait une brute. Il avait une puerilite d'enfant de cinq ans dans un corps de colosse. Il riait, zezayait, ne pouvait plus prononcer les mots, obeissait avec une douceur de mouton. Cadine le reprit tout entier, etonnee d'abord, puis tres-heureuse de cet animal superbe dont elle faisait ce qu'elle voulait; elle le couchait dans les paniers de plumes, l'emmenait galopiner, s'en servait a sa guise, le traitait en chien, en poupee, en amoureux. Il etait a elle, comme une friandise, un coin engraisse des Halles, une chair blonde dont elle usait avec des raffinements de rouee. Mais, bien que la petite obtint tout de lui et le trainat a ses talons en geant soumis, elle ne pouvait l'empecher de retourner chez madame Quenu. Elle l'avait battu de ses poings nerveux, sans qu'il parut meme le sentir. Des qu'elle avait mis a son cou son eventaire, promenant ses violettes rue du Pont-Neuf ou rue de Turbigo, il allait roder devant la charcuterie.

-Entre donc! lui criait Lisa.

Elle lui donnait des cornichons, le plus souvent. Il les adorait, les mangeait avec son rire d'innocent, devant le comptoir. La vue de la belle charcutiere le ravissait, le faisait taper de joie dans ses mains. Puis, il sautait, poussait de petits cris, comme un gamin mis en face d'une bonne chose. Elle, les premiers jours, avait eu peur qu'il ne se souvint.

-Est-ce que la tete te fait toujours mal? lui demanda-t-elle.

Il repondit non, par un balancement de tout le corps, eclatant d'une gaiete plus vive. Elle reprit doucement:

-Alors, tu etais tombe?

-Oui, tombe, tombe, tombe, se mit-il a chanter sur un ton de satisfaction parfaite, en se donnant des claques sur le crane.

Puis, serieusement, en extase, il repetait, en la regardant, les mots " belle, belle, belle, " sur un air plus ralenti. Cela touchait beaucoup Lisa. Elle avait exige de Gavard qu'il le gardat. C'etait lorsqu'il lui avait chante son air de tendresse humble, qu'elle le caressait sous le menton, en lui disant qu'il etait un brave enfant. Sa main s'oubliait la, tiede d'une joie discrete; cette caresse etait redevenue un plaisir permis, une marque d'amitie que le colosse recevait en tout enfantillage. Il gonflait un peu le cou, fermait les yeux de jouissance, comme une bete que l'on flatte. La belle charcutiere, pour s'excuser a ses propres yeux du plaisir honnete qu'elle prenait avec lui, se disait qu'elle compensait ainsi le coup de poing dont elle l'avait assomme, dans la cave aux volailles.