A cette heure grave, la belle Lisa se coiffa soigneusement, d'une main calme. Elle etait tres-resolue, sans un frisson, avec une severite plus grande dans les yeux. Tandis qu'elle agrafait sa robe de soie noire, en tendant l'etoffe de toute la force de ses gros poignets, elle se rappelait les paroles de l'abbe Roustan. Elle s'interrogeait, et sa conscience lui repondait qu'elle allait accomplir un devoir. Quand elle mit sur ses larges epaules son chale tapis, elle sentit qu'elle faisait un acte de haute honnetete. Elle se ganta de violet sombre, attacha a son chapeau une epaisse voilette. Avant de sortir, elle ferma le secretaire a double tour, d'un air d'espoir, comme pour lui dire qu'il allait enfin pouvoir dormir tranquille.
Quenu etalait son ventre blanc sur le seuil de la charcuterie. Il fut surpris de la voir sortir en grande toilette, a dix heures du matin.
-Tiens, ou vas-tu donc? lui demanda-t-il.
Elle inventa une course avec madame Taboureau. Elle ajouta qu'elle passerait au theatre de la Gaite, pour louer des places. Quenu courut, la rappela, lui recommanda de prendre des places de face, pour mieux voir. Puis, comme il rentrait, elle se rendit a la station de voitures, le long de Saint-Eustache, monta dans un fiacre, dont elle baissa les stores, en disant au cocher de la conduire au theatre de la Gaite. Elle craignait d'etre suivie. Quand elle eut son coupon, elle se fit mener au Palais-de-Justice. La, devant la grille, elle paya et congedia la voiture. Et, doucement, a travers les salles et les couloirs, elle arriva a la prefecture de police.
Comme elle s'etait perdue au milieu d'un tohu-bohu de sergents de ville et de messieurs en grandes redingotes, elle donna dix sous a un homme, qui la guida jusqu'au cabinet du prefet. Mais une lettre d'audience etait necessaire pour penetrer aupres du prefet. On l'introduisit dans une piece etroite, d'un luxe d'hotel garni, ou un personnage gros et chauve, tout en noir, la recut avec une froideur maussade. Elle pouvait parler. Alors, relevant sa voilette, elle dit son nom, raconta tout, carrement, d'un seul trait. Le personnage chauve l'ecoutait, sans l'interrompre, de son air las. Quand elle eut fini, il demanda simplement:
-Vous etes la belle-soeur de cet homme, n'est-ce pas?
-Oui, repondit nettement Lisa. Nous sommes d'honnetes gens... Je ne
veux pas que mon mari se trouve compromis.
Il haussa les epaules, comme pour dire que tout cela etait bien ennuyeux. Puis d'un air d'impatience:
-Voyez-vous, c'est qu'on m'assomme depuis plus d'un an avec cette affaire-la. On me fait denonciation sur denonciation, on me pousse, on me presse. Vous comprenez que si je n'agis pas, c'est que je prefere attendre. Nous avons nos raisons... Tenez, voici le dossier. Je puis vous le montrer.
Il mit devant elle un enorme paquet de papiers, dans une chemise bleue. Elle feuilleta les pieces. C'etait comme les chapitres detaches de l'histoire qu'elle venait de conter. Les commissaires de police du Havre, de Rouen, de Vernon, annoncaient l'arrivee de Florent. Ensuite, venait un rapport qui constatait son installation chez les Quenu-Gradelle. Puis, son entree aux Halles, sa vie, ses soirees chez monsieur Lebigre, pas un detail n'etait passe. Lisa, abasourdie, remarqua que les rapports etaient doubles, qu'ils avaient du avoir deux sources differentes. Enfin, elle trouva un tas de lettres, des lettres anonymes de tous les formats et de toutes les ecritures. Ce fut le comble. Elle reconnut une ecriture de chat, l'ecriture de mademoiselle Saget, denoncant la societe du cabinet vitre. Elle reconnut une grande feuille de papier graisseuse, toute tachee des gros batons de madame Lecoeur, et une page glacee, ornee d'une pensee jaune, couverte du griffonnage de la Sarriette et de monsieur Jules; les deux lettres avertissaient le gouvernement de prendre garde a Gavard. Elle reconnut encore le style ordurier de la mere Mehudin, qui repetait, en quatre pages presque indechiffrables, les histoires a dormir debout qui couraient dans les Halles sur le compte de Florent. Mais elle fut surtout emue par une facture de sa maison, portant en tete les mots: Charcuterie Quenu-Gradelle, et sur le dos de laquelle Auguste avait vendu l'homme qu'il regardait comme un obstacle a son mariage.
L'agent avait obei a une pensee secrete en lui placant le dossier sous les yeux.
-Vous ne reconnaissez aucune de ces ecritures? lui demanda-t-il.
Elle balbutia que non. Elle s'etait levee. Elle restait toute suffoquee par ce qu'elle venait d'apprendre, la voilette baissee de nouveau, cachant la vague confusion qu'elle sentait monter a ses joues. Sa robe de soie craquait; ses gants sombres disparaissaient sous le grand chale. L'homme chauve eut un faible sourire, en disant:
-Vous voyez, madame, que vos renseignements viennent un peu tard... Mais on tiendra compte de votre demarche, je vous le promets. Surtout, recommandez a votre mari de ne point bouger... Certaines circonstances peuvent se produire...
Il n'acheva pas, salua legerement, en se levant a demi de son fauteuil. C'etait un conge. Elle s'en alla. Dans l'antichambre, elle apercut Logre et monsieur Lebigre qui se tournerent vivement. Mais elle etait plus troublee qu'eux. Elle traversait des salles, enfilait des corridors, etait comme prise par ce monde de la police, ou elle se persuadait, a cette heure, qu'on voyait, qu'on savait tout. Enfin, elle sortit par la place Dauphine. Sur le quai de l'Horloge, elle marcha lentement, rafraichie par les souffles de la Seine.
Ce qu'elle sentait de plus net, c'etait l'inutilite de sa demarche. Son mari ne courait aucun danger. Cela la soulageait, tout en lui laissant un remords. Elle etait irritee contre cet Auguste et ces femmes qui venaient de la mettre dans une position ridicule. Elle ralentit encore le pas, regardant la Seine couler; des chalands, noirs d'une poussiere de charbon, descendaient sur l'eau verte, tandis que, le long de la berge, des pecheurs jetaient leurs lignes. En somme, ce n'etait pas elle qui avait livre Florent. Cette pensee qui lui vint brusquement, l'etonna. Aurait-elle donc commis une mechante action, si elle l'avait livre? Elle resta perplexe, surprise d'avoir pu etre trompee par sa conscience. Les lettres anonymes lui semblaient a coup sur une vilaine chose. Elle, au contraire, allait carrement, se nommait, sauvait tout le monde. Comme elle songeait brusquement a l'heritage du vieux Gradelle, elle s'interrogea, se trouva prete a jeter cet argent a la riviere, s'il le fallait, pour guerir la charcuterie de son malaise. Non, elle n'etait pas avare, l'argent ne l'avait pas poussee. En traversant le pont au Change, elle se tranquillisa tout a fait, reprit son bel equilibre. Ca valait mieux que les autres l'eussent devancee a la prefecture: elle n'aurait pas a tromper Quenu, elle en dormirait mieux.
-Est-ce que tu as les places? lui demanda Quenu, lorsqu'elle rentra.
Il voulut les voir, se fit expliquer a quel endroit du balcon elles se trouvaient an juste. Lisa avait cru que la police accourrait, des qu'elle l'aurait prevenue, et son projet d'aller au theatre n'etait qu'une facon habile d'eloigner son mari, pendant qu'on arreterait Florent. Elle comptait, l'apres-midi, le pousser a une promenade, a un de ces conges qu'ils prenaient parfois; ils allaient au Bois de Boulogne, en fiacre, mangeaient au restaurant, s'oubliaient dans quelque cafe concert. Mais elle jugea inutile de sortir. Elle passa la journee comme d'habitude dans son comptoir, la mine rose, plus gaie et plus amicale, comme au sortir d'une convalescence.