-Mais, demanda le commissaire, il a du vous donner des papiers a garder?
-Non, je vous jure que non... Moi, ca me serait egal, je vous les remettrais, ces papiers. J'en ai assez, n'est-ce pas? Ca ne m'amuse guere de vous voir tout fouiller... Allez, c'est bien inutile.
Les agents, qui avaient visite chaque meuble, voulurent alors penetrer dans le cabinet ou Muche couchait. Depuis un instant, on entendait l'enfant, reveille par le bruit, qui pleurait a chaudes larmes, en croyant sans doute qu'on allait venir l'egorger.
-C'est la chambre du petit, dit la Normande en ouvrant la porte.
Muche, tout nu, courut se pendre a son cou. Elle le consola, le coucha dans son propre lit. Les agents ressortirent presque aussitot du cabinet, et le commissaire se decidait a se retirer, lorsque l'enfant, encore tout eplore, murmura a l'oreille de sa mere:
-Ils vont prendre mes cahiers... Ne leur donne pas mes cahiers...
-Ah! c'est vrai, s'ecria la Normande, il y a les cahiers... Attendez, messieurs, je vais vous remettre ca. Je veux vous montrer que je m'en moque... Tenez, vous trouverez de son ecriture, la-dedans. On peut bien le pendre, ce n'est pas moi qui irai le decrocher.
Elle donna les cahiers de Muche et les modeles d'ecriture, Mais le petit, furieux, se leva de nouveau, mordant et egratignant sa mere, qui le recoucha d'une calotte. Alors, il se mit a hurler. Sur le seuil de la chambre, dans le vacarme, mademoiselle Saget allongeait le cou; elle etait entree, trouvant toutes les portes ouvertes, offrant ses services a la mere Mehudin. Elle regardait, elle ecoutait, en plaignant beaucoup ces pauvres dames, qui n'avaient personne pour les defendre. Cependant, le commissaire lisait les modeles d'ecriture, d'un air serieux. Les " tyranniquement, " les " liberticide, " les " anticonstitutionnel, " Ses " revolutionnaire, " lui faisaient froncer les sourcils. Lorsqu'il lut la phrase: " Quand l'heure sonnera, le coupable tombera, " il donna de petites tapes sur les papiers, en disant:
-C'est tres-grave, tres-grave,
Il remit le paquet a un de ses agents, il s'en alla. Claire, qui n'avait pas encore paru, ouvrit sa porte, regardant ces hommes descendre. Puis, elle vint dans la chambre de sa soeur, ou elle n'etait pas entree depuis un an. Mademoiselle Saget paraissait au mieux avec la Normande; elle s'attendrissait sur elle, ramenait les bouts du chale pour la mieux couvrir, recevait avec des mines apitoyees les premiers aveux de sa colere.
-Tu es bien lache, dit Claire en se plantant devant sa
Celle-ci se leva, terrible, laissant glisser le chale.
-Tu mouchardes donc! cria-t-elle. Repete donc un peu ce que tu viens de dire.
-Tu es bien lache, repeta la jeune fille d'une voix plus insultante.
Alors, la Normande, a toute volee, donna un soufflet a Claire, qui palit affreusement et qui sauta sur elle, en lui enfoncant les ongles dans le cou. Elles lutterent un instant, s'arrachant les cheveux, cherchant a s'etrangler. La cadette, avec une force surhumaine, toute frele qu'elle etait, poussa l'ainee si violemment, qu'elles allerent l'une et l'autre tomber dans l'armoire, dont la glace se fendit. Muche sanglotait, la vieille Mehudin criait a mademoiselle Saget de l'aider a les separer. Mais Claire se degagea, en disant:
-Lache, lache... Je vais aller le prevenir, ce malheureux que tu as vendu.
Sa mere lui barra la porte. La Normande se jeta sur elle par derriere. Et, mademoiselle Saget aidant, a elles trois, elles la pousserent dans sa chambre, ou elles l'enfermerent a double tour, malgre sa resistance affolee. Elle donnait des coups de pied dans la porte, cassait tout chez elle. Puis, on n'entendit plus qu'un grattement furieux, un bruit de fer egratignant le platre. Elle descellait les gonds avec la pointe de ses ciseaux.
-Elle m'aurait tuee, si elle avait eu un couteau, dit la Normande, en cherchant ses vetements pour s'habiller. Vous verrez qu'elle finira par faire un mauvais coup, avec sa jalousie... Surtout, qu'on ne lui ouvre pas la porte. Elle ameuterait le quartier contre nous.
Mademoiselle Saget s'etait empressee de descendre. Elle arriva au coin de la rue Pirouette juste au moment ou le commissaire rentrait dans l'allee des Quenu-Gradelle. Elle comprit, elle entra a la charcuterie, les yeux si brillants, que Lisa lui recommanda le silence d'un geste, en lui montrant Quenu qui accrochait des bandes de petit-sale. Quand il fut retourne a la cuisine, la vieille conta a demi-voix le drame qui venait de se passer chez les Mehudin. La charcutiere, penchee au-dessus du comptoir, la main sur la terrine du veau pique, ecoulait, avec la mine heureuse d'une femme qui triomphe. Puis, comme une cliente demandait deux pieds de cochon, elle les enveloppa d'un air songeur.
-Moi, je n'en veux pas a la Normande, dit-elle enfin a mademoiselle Saget, lorsqu'elles furent seules de nouveau, Je l'aimais beaucoup, j'ai regrette qu'on nous eut fachees ensemble... Tenez, la preuve que je ne suis pas mechante, c'est que j'ai sauve ca des mains de la police, et que je suis toute prete a le lui rendre, si elle vient me le demander elle-meme.
Elle sortit de sa poche le portrait-carte. Mademoiselle Saget le flaira, ricana en lisant: " Louise a son bon ami Florent; " puis, de sa voix pointue:
-Vous avez peut-etre tort. Vous devriez garder ca.
-Non, non, interrompit Lisa, je veux que tous les cancans finissent. Aujourd'hui, c'est le jour de la reconciliation. Il y en a assez, le quartier doit redevenir tranquille.
-Eh bien! voulez-vous que j'aille dire a la Normande que vous l'attendez? demanda la vieille.
-Oui, vous me ferez plaisir.
Mademoiselle Saget retourna rue Pirouette, effraya beaucoup la poissonniere, eu lui disant qu'elle venait de voir son portrait dans la poche de Lisa. Mais elle ne put la decider tout de suite a la demarche que sa rivale exigeait. La Normande fit ses conditions; elle irait, seulement la charcutiere s'avancerait pour la recevoir jusqu'au seuil de la boutique. La vieille dut faire encore deux voyages, de l'une a l'autre, pour bien regler les points de l'entrevue. Enfin, elle eut la joie de negocier ce raccommodement qui allait faire tant de bruit. Comme elle repassait une derniere fois devant la porte de Claire, elle entendit toujours le bruit des ciseaux, dans le platre.
Puis, apres avoir rendu une reponse definitive a la charcutiere, elle se hata d'aller chercher madame Lecoeur et la Sarriette. Elles s'etablirent toutes trois au coin du pavillon de la maree, sur le trottoir, en face de la charcuterie. La, elles ne pouvaient rien perdre de l'entrevue. Elles s'impatientaient, feignant de causer entre elles, guettant la rue Pirouette, d'ou la Normande devait sortir. Dans les Halles, le bruit de la reconciliation courait deja; les marchandes, droites a leur banc, se haussant, cherchaient a voir; d'autres, plus curieuses, quittant leur place, vinrent meme se planter sous la rue couverte. Tous les yeux des Halles se tournaient vers la charcuterie. Le quartier etait dans l'attente.
Ce fut solennel. Quand la Normande deboucha de la rue Pirouette, les respirations resterent coupees.
-Elle a ses brillants, murmura la Sarriette.
-Voyez donc comme elle marche, ajouta madame Lecoeur; elle est trop effrontee.
La belle Normande, a la verite, marchait en reine qui daignait accepter la paix. Elle avait fait une toilette soignee, coiffee avec ses cheveux frises, relevant un coin de son tablier pour montrer sa jupe de cachemire; elle etrennait meme un noeud de dentelle d'une grande richesse. Comme elle sentait les Halles la devisager, elle se rengorgea encore en approchant de la charcuterie. Elle s'arreta devant la porte.
-Maintenant, c'est au tour de la belle Lisa, dit mademoiselle Saget. Regardez bien.
La belle Lisa quitta son comptoir en souriant. Elle traversa la boutique sans se presser, vint tendre la main a la belle Normande. Elle etait egalement tres comme il faut, avec son linge eblouissant, son grand air de proprete. Un murmure courut la poissonnerie; toutes les tetes, sur le trottoir, se rapprocherent, causant vivement. Les deux femmes etaient dans la boutique, et les crepines de l'etalage empechaient de les bien voir. Elles semblaient causer affectueusement, s'adressaient de petits saluts, se complimentaient sans doute.