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-Monsieur Florent, il y a quelqu'un qui est venu vous demander tout a l'heure. C'est un monsieur d'un certain age. Il est monte vous attendre dans votre chambre.

La vieille poissonniere, tassee sur une chaise, goutait, a dire ces choses, un raffinement de vengeance qui agitait d'un tremblement sa masse enorme. Florent, doutant encore, regarda la belle Normande. Celle-ci, remise completement avec sa mere, ouvrait son robinet, tapait ses poissons, paraissait ne pas entendre.

-Vous etes bien sure? demanda-t-il.

-Oh! tout a fait sure, n'est-ce pas, Louise? reprit la vieille d'une voix plus aigue.

Il pensa que c'etait sans doute pour la grande affaire, et il se decida a monter. Il allait sortir du pavillon, lorsque, en se retournant machinalement, il apercut la belle Normande qui le suivait des yeux, la face toute grave. Il passa a cote des trois commeres.

-Vous avez remarque, murmura mademoiselle Saget, la charcuterie est vide. La belle Lisa n'est pas une femme a se compromettre.

C'etait vrai, la charcuterie etait vide. La maison gardait sa facade ensoleillee, son air beat de bonne maison se chauffant honnetement le ventre aux premiers rayons. En haut, sur la terrasse, le grenadier etait tout fleuri. Comme Florent traversait la chaussee, il fit un signe de tete amical a Logre et a monsieur Lebigre, qui paraissaient prendre l'air sur le seuil de l'etablissement de ce dernier. Ces messieurs lui sourirent. Il allait s'enfoncer dans l'allee, lorsqu'il crut apercevoir, au bout de ce couloir etroit et sombre, la face pale d'Auguste qui s'evanouit brusquement. Alors, il revint, jeta un coup d'oeil dans la charcuterie, pour s'assurer que le monsieur d'un certain age ne s'etait pas arrete la. Mais il ne vit que Mouton, assis sur un billot, le contemplant de ses deux gros yeux jaunes, avec son double menton et ses grandes moustaches herissees de chat defiant. Quand il se fut decide a entrer dans l'allee, le visage de la belle Lisa se montra au fond, derriere le petit rideau d'une porte vitree.

Il y eut comme un silence dans la poissonnerie. Les ventres et les gorges enormes retenaient leur haleine, attendait qu'il eut disparu. Puis tout deborda, les gorges s'etalerent, les ventres creverent d'une joie mauvaise. La farce avait reussi. Rien n'etait plus drole. La vieille Mehudin riait avec des secousses sourdes, comme une outre pleine que l'on vide. Son histoire du monsieur d'un certain age faisait le tour du marche, paraissait a ces dames extremement drole. Enfin, le grand maigre etait emballe, on n'aurait plus toujours la sa fichue mine, ses yeux de forcat. Et toutes lui souhaitaient bon voyage, en comptant sur un inspecteur qui fut bel homme. Elles couraient d'un banc a l'autre, elles auraient danse autour de leurs pierres comme des filles echappees. La belle Normande regardait cette joie, toute droite, n'osant bouger de peur de pleurer, les mains sur une grande raie pour calmer sa fievre.

-Voyez-vous ces Mehudin qui le lachent, quand il n'a plus le sou, dit madame Lecoeur.

-Tiens! elles ont raison, repondit mademoiselle Saget. Puis, ma chere, c'est la fin, n'est-ce pas? Il ne faut plus se manger... Vous etes contente, vous. Laissez les autres arranger leurs affaires.

-Il n'y a que les vieilles qui rient, fit remarquer la Sarriette. La Normande n'a pas l'air gai.

Cependant, dans la chambre, Florent se laissait prendre comme un mouton. Les agents se jeterent sur lui avec rudesse, croyant sans doute a une resistance desesperee. Il les pria doucement de le lacher. Puis, il s'assit, pendant que les hommes emballaient les papiers, les echarpes rouges, les brassards et les guidons. Ce denoument ne semblait pas le surprendre; il etait un soulagement pour lui, sans qu'il voulut se le confesser nettement. Mais il souffrait, a la pensee de la haine qui venait de le pousser dans cette chambre. Il revoyait la face bleme d'Auguste, les nez baisses des poissonnieres; il se rappelait les paroles de la mere Mehudin, le silence de la Normande, la charcuterie vide; et il se disait que les Halles etaient complices, que c'etait le quartier entier qui le livrait. Autour de lui, montait la boue de ces rues grasses.

Lorsque, au milieu de ces faces rondes qui passaient dans un eclair, il evoqua tout d'un coup l'image de Quenu, il fut pris au coeur d'une angoisse mortelle.

-Allons, descendez, dit brutalement un agent.

Il se leva, il descendit. Au troisieme etage, il demanda a remonter; il pretendait avoir oublie quelque chose. Les hommes ne voulurent pas, le pousserent. Lui, se fit suppliant. Il leur offrit meme quelque argent qu'il avait sur lui. Deux consentirent enfin a le reconduire a la chambre, en le menacant de lui casser la tete, s'il essayait de leur jouer un mauvais tour. Ils sortirent leurs revolvers de leur poche. Dans la chambre, il alla droit a la cage du pinson, prit l'oiseau, le baisa entre les deux ailes, lui donna la volee. Et il le regarda, dans le soleil, se poser sur le toit de la poissonnerie, comme etourdi, puis, d'un autre vol, disparaitre par-dessus les Halles, du cote du square des Innocents. Il resta encore un instant en face du ciel, du ciel libre; il songeait aux ramiers roucoulants des Tuileries, aux pigeons des resserres, la gorge crevee par Marjolin. Alors, tout se brisa en lui, il suivit les agents qui remettaient leurs revolvers dans la poche, en haussant les epaules.

Au bas de l'escalier, Florent s'arreta devant la porte qui ouvrait sur la cuisine de la charcuterie. Le commissaire, qui l'attendait la, presque touche par sa douceur obeissante, lui demanda:

-Voulez-vous dire adieu a votre frere?

Il hesita un instant. Il regardait la porte. Un bruit terrible de hachoirs et de marmites venait de la cuisine. Lisa, pour occuper son mari, avait imagine de lui faire emballer dans la matinee le boudin qu'il ne fabriquait d'ordinaire que le soir. L'oignon chantait sur le feu. Florent entendit la voix joyeuse de Quenu qui dominait le vacarme, disant:

-Ah! sapristi, le boudin sera bon... Auguste, passez-moi les gras!

Et Florent remercia le commissaire, avec la peur de rentrer dans cette cuisine chaude, pleine de l'odeur forte de l'oignon cuit. Il passa devant la porte, heureux de croire que son frere ne savait rien, hatant le pas pour eviter un dernier chagrin a la charcuterie. Mais, en recevant au visage le grand soleil de la rue, il eut honte, il monta dans le fiacre, l'echine pliee, la figure terreuse. Il sentait en face de lui la poissonnerie triomphante, il lui semblait que tout le quartier etait la qui jouissait.

-Hein! la fichue mine, dit Mademoiselle Saget.

-Une vraie mine de forcat pince la main dans le sac, ajouta madame Lecoeur.

-Moi, reprit la Sarriette en montrant ses dents blanches, j'ai vu guillotiner un homme qui avait tout a fait cette figure-la.

Elles s'etaient approchees, elles allongeaient le cou, pour voir encore, dans le fiacre. Au moment ou la voiture s'ebranlait, la vieille demoiselle tira vivement les jupes des deux autres, en leur montrant Claire qui debouchait de la rue Pirouette, affolee, les cheveux denoues, les ongles saignants. Elle avait descelle sa porte. Quand elle comprit qu'elle arrivait trop tard, qu'on emmenait Florent, elle s'elanca derriere le fiacre, s'arreta presque aussitot avec un geste de rage impuissante, montra le poing aux roues qui fuyaient. Puis, toute rouge sous la fine poussiere de platre qui la couvrait, elle rentra en courant rue Pirouette.

-Est-ce qu'il lui avait promis le mariage! s'ecria la Sarriette en riant. Elle est toquee, cette grande bete!

Le quartier se calma. Des groupes, jusqu'a la fermeture des pavillons, causerent des evenements de la matinee. On regardait curieusement dans la charcuterie. Lisa evita de paraitre, laissant Augustine au comptoir. L'apres-midi, elle crut devoir enfin tout dire a Quenu, de peur que quelque bavarde ne lui portat le coup trop rudement. Elle attendit d'etre seule avec lui dans la cuisine, sachant qu'il s'y plaisait, qu'il y pleurerait moins. Elle proceda, d'ailleurs, avec des menagements maternels. Mais quand il connut la verite, il tomba sur la planche a hacher, il fondit en larmes comme un veau.