Выбрать главу

C'etait l'agonie. Le frisson du matin le prenait; il claquait des dents, il avait peur de tomber la et de rester par terre. Il chercha, ne trouva pas un coin sur un banc; il y aurait dormi, quitte a etre reveille par les sergents de ville. Puis, comme un eblouissement l'aveuglait, il s'adossa a un arbre, les yeux fermes, les oreilles bourdonnantes. La carotte crue qu'il avait avalee, sans presque la macher, lui dechirait l'estomac, et le verre de punch l'avait grise. Il etait gris de misere, de lassitude, de faim. Un feu ardent le brulait de nouveau au creux de la poitrine; il y portait les deux mains, par moments, comme pour boucher un trou par lequel il croyait sentir tout son etre s'en aller. Le trottoir avait un large balancement; sa souffrance devenait si intolerable, qu'il voulut marcher encore pour la faire taire. Il marcha devant lui, entra dans les legumes. Il s'y perdit. Il prit un etroit sentier, tourna dans un autre, dut revenir sur ses pas, se trompa, se trouva au milieu des verdures. Certains tas etaient si haut, que les gens circulaient entre deux murailles, baties de paquets et de bottes. Les tetes depassaient un peu; on les voyait filer avec la tache blanche ou noire de la coiffure; et les grandes hottes, balancees, ressemblaient, au ras des feuilles, a des nacelles d'osier nageant sur un lac de mousse. Florent se heurtait a mille obstacles, a des porteurs qui se chargeaient, a des marchandes qui discutaient de leurs voix rudes; il glissait sur le lit epais d'epluchures et de trognons qui couvrait la chaussee, il etouffait dans l'odeur puissante des feuilles ecrasees. Alors, stupide, il s'arreta, il s'abandonna aux poussees des uns, aux injures des autres; il ne fut plus qu'une chose battue, roulee, au fond de la mer montante.

Une grande lachete l'envahissait. Il aurait mendie. Sa sotte fierte de la nuit l'exasperait. S'il avait accepte l'aumone de madame Francois, s'il n'avait point eu peur de Claude comme un imbecile, il ne se trouverait pas la, a raler parmi ces choux. Et il s'irritait surtout de ne pas avoir questionne le peintre, rue Pirouette. A cette heure, il etait seul, il pouvait crever, sur le pave, comme un chien perdu.

Il leva une derniere fois les yeux, il regarda les Halles. Elles flambaient dans le soleil. Un grand rayon entrait par le bout de la rue couverte, au fond, trouant la masse des pavillons d'un portique de lumiere; et, battant la nappe des toitures, une pluie ardente tombait. L'enorme charpente de fonte se noyait, bleuissait, n'etait plus qu'un profil sombre sur les flammes d'incendie du levant. En haut, une vitre s'allumait, une goutte de clarte roulait jusqu'aux gouttieres, le long de la pente des larges plaques de zinc. Ce fut alors une cite tumultueuse dans une poussiere d'or volante. Le reveil avait grandi, du ronflement des maraichers, couches sous leurs limousines, au roulement plus vif des arrivages. Maintenant, la ville entiere repliait ses grilles; les carreaux bourdonnaient, les pavillons grondaient; toutes les voix donnaient, et l'on eut dit l'epanouissement magistral de cette phrase que Florent, depuis quatre heures du matin, entendait se trainer et se grossir dans l'ombre. A droite, a gauche, de tous cotes, des glapissements de criee mettaient des notes aigues de petite flute, au milieu des basses sourdes de la foule. C'etait la maree, c'etaient les beurres, c'etait la volaille, c'etait la viande. Des volees de cloche passaient, secouant derriere elles le murmure des marches qui s'ouvraient. Autour de lui, le soleil enflammait les legumes. Il ne reconnaissait plus l'aquarelle tendre des paleurs de l'aube. Les coeurs elargis des salades brulaient, la gamme du vert eclatait en vigueurs superbes, les carottes saignaient, les navets devenaient incandescents, dans ce brasier triomphal. A sa gauche, des tombereaux de choux s'eboulaient encore. Il tourna les yeux, il vit, au loin, des camions qui debouchaient toujours de la rue Turbigo. La mer continuait a monter. Il l'avait sentie a ses chevilles, puis a son ventre; elle menacait, a cette heure, de passer par-dessus sa tete. Aveugle, noye, les oreilles sonnantes, l'estomac ecrase par tout ce qu'il avait vu, devinant de nouvelles et incessantes profondeurs de nourriture, il demanda grace, et une douleur folle le prit, de mourir ainsi de faim, dans Paris gorge, dans ce reveil fulgurant des Halles. De grosses larmes chaudes jaillirent de ses yeux.

Il etait arrive a une allee plus large. Deux femmes, une petite vieille et une grande seche, passerent devant lui, causant, se dirigeant vers les pavillons.

-Et vous etes venue faire vos provisions, mademoiselle Saget? demanda la grande seche.

-Oh! madame Lecoeur, si on peut dire... Vous savez, une femme seule. Je vis de rien... J'aurais voulu un petit chou-fleur, mais tout est si cher... Et le beurre, a combien, aujourd'hui?

-Trente-quatre sous... J'en ai du bien bon. Si vous voulez venir me voir...

-Oui, oui, je ne sais pas, j'ai encore un peu de graisse...

Florent, faisant un effort supreme, suivait les deux femmes. Il se souvenait d'avoir entendu nommer la petite vieille par Claude, rue Pirouette; il se disait qu'il la questionnerait, quand elle aurait quitte la grande seche.

-Et votre niece? demanda mademoiselle Saget.

-La Sarriette fait ce qu'il lui plait, repondit aigrement madame Lecoeur. Elle a voulu s'etablir. Ca ne me regarde plus. Quand les hommes l'auront grugee, ce n'est pas moi qui lui donnerai un morceau de pain.

-Vous etiez si bonne pour elle... Elle devrait gagner de l'argent; les fruits sont avantageux, celle annee... Et votre beau-frere?

-Oh! lui...

Madame Lecoeur pinca les levres et parut ne pas vouloir en dire davantage.

-Toujours le meme, hein? continua mademoiselle Saget. C'est un bien brave homme... Je me suis laisse dire qu'il mangeait son argent d'une facon...

-Est-ce qu'on sait s'il mange son argent! dit brutalement madame Lecoeur. C'est un cachotier, c'est un ladre, c'est un homme, voyez-vous, mademoiselle, qui me laisserait crever plutot que de me preter cent sous... Il sait parfaitement que les beurres, pas plus que les fromages et les oeufs, n'ont marche cette saison. Lui, vend toute la volaille qu'il veut... Eh bien, pas une fois, non, pas une fois, il ne m'aurait offert ses services. Je suis bien trop fiere pour accepter, vous comprenez, mais ca m'aurait fait plaisir.

-Eh! le voila, votre beau-frere, reprit mademoiselle Saget, en

baissant la voix.

Les deux femmes se tournerent, regarderent quelqu'un qui traversait la chaussee pour entrer sous la grande rue couverte.

-Je suis pressee, murmura madame Lecoeur, j'ai laisse ma boutique toute seule. Puis, je ne veux pas lui parler.

Florent s'etait aussi retourne, machinalement. 11 vit un petit homme, carre, l'air heureux, les cheveux gris et tailles en brosse, qui tenait sous chacun de ses bras une oie grasse, dont la tete pendait et lui tapait sur les cuisses. Et, brusquement, il eut un geste de joie; il courut derriere cet homme, oubliant sa fatigue. Quand il l'eut rejoint:

-Gavard! dit-il, en lui frappant sur l'epaule.

L'autre leva la tete, examina d'un air surpris cette longue figure noire qu'il ne reconnaissait pas. Puis, tout d'un coup:

-Vous! vous! s'ecria-t-il au comble de la stupefaction. Comment, c'est vous!

Il manqua laisser tomber ses oies grasses. Il ne se calmait pas. Mais, ayant apercu sa belle-soeur et mademoiselle Saget, qui assistaient curieusement de loin a leur rencontre, il se remit a marcher, en disant: