– Oui, un roi qui s'amuse, c'est vrai, mais qui a su mettre l'épée à la main et apprécier les hommes utiles. Athos est bien avec Charles II. Prends-moi du service par là, et laisse un peu les cuistres de traitants qui volent aussi bien avec des mains françaises qu'avec des doigts italiens; laisse le petit pleurard de roi, qui va nous donner un règne de François II. Sais-tu l'histoire, Raoul?
– Oui, monsieur le chevalier.
– Tu sais que François II avait toujours mal aux oreilles, alors?
– Non, je ne le savais pas.
– Que Charles IX avait toujours mal à la tête?
– Ah!
– Et Henri III toujours mal au ventre?
Raoul se mit à rire.
– Eh bien! mon cher ami, Louis XIV a toujours mal au cœur; c'est déplorable à voir, qu'un roi soupire du soir au matin, et ne dise pas une fois dans la journée: «Ventre-saint-gris!» ou «Corne de bœuf!», quelque chose qui réveille, enfin.
– C'est pour cela, monsieur le chevalier, que vous avez quitté le service? demanda Raoul.
– Oui.
– Mais vous-même, cher monsieur d'Artagnan, vous jetez le manche après la cognée; vous ne ferez pas fortune.
– Oh! moi, répliqua d'Artagnan d'un ton léger, je suis fixé. J'avais quelque bien de ma famille.
Raoul le regarda. La pauvreté de d'Artagnan était proverbiale. Gascon, il enchérissait, par le guignon, sur toutes les gasconnades de France et de Navarre; Raoul, cent fois, avait entendu nommer Job et d'Artagnan, comme on nomme les jumeaux Romulus et Remus. D'Artagnan surprit ce regard d'étonnement.
– Et puis ton père t'aura dit que j'avais été en Angleterre?
– Oui, monsieur le chevalier.
– Et que j'avais fait là une heureuse rencontre?
– Non, monsieur, j'ignorais cela.
– Oui, un de mes bons amis, un très grand seigneur, le vice-roi d'Écosse et d'Irlande, m'a fait retrouver un héritage.
– Un héritage?
– Assez rond.
– En sorte que vous êtes riche?
– Peuh!…
– Recevez mes bien sincères compliments.
– Merci… Tiens, voici ma maison.
– Place de Grève?
– Oui; tu n'aimes pas ce quartier?
– Au contraire: l'eau est belle à voir… Oh! la jolie maison antique!
– L'Image-de-Notre-Dame, c'est un vieux cabaret que j'ai transformé en maison depuis deux jours.
– Mais le cabaret est toujours ouvert?
– Pardieu!
– Et vous, où logez-vous?
– Moi, je loge chez Planchet.
– Vous m'avez dit tout à l'heure: «Voici ma maison!»
– Je l'ai dit parce que c'est ma maison en effet… j'ai acheté cette maison.
– Ah! fit Raoul.
– Le denier dix, mon cher Raoul; une affaire superbe!… J'ai acheté la maison trente mille livres: elle a un jardin sur la rue de la Mortellerie; le cabaret se loue mille livres avec le premier étage; le grenier, ou second étage, cinq cents livres.
– Allons donc!
– Sans doute.
– Un grenier cinq cents livres? Mais ce n'est pas habitable.
– Aussi ne l'habite-t-on pas; seulement, tu vois que ce grenier a deux fenêtres sur la place.
– Oui, monsieur.
– Eh bien! chaque fois qu'on roue, qu'on pend, qu'on écartèle ou qu'on brûle, les deux fenêtres se louent jusqu'à vingt pistoles.
– Oh! fit Raoul avec horreur.
– C'est dégoûtant, n'est-ce pas? dit d'Artagnan.
– Oh! répéta Raoul.
– C'est dégoûtant, mais c'est comme cela… Ces badauds de Parisiens sont parfois de véritables anthropophages. Je ne conçois pas que des hommes, des chrétiens, puissent faire de pareilles spéculations.
– C'est vrai.
– Quant à moi, continua d'Artagnan, si j'habitais cette maison, je fermerais, les jours d'exécution, jusqu'aux trous de serrures; mais je ne l'habite pas.
– Et vous louez cinq cents livres ce grenier?
– Au féroce cabaretier qui le sous-loue lui-même… Je disais donc quinze cents livres.
– L'intérêt naturel de l'argent, dit Raoul, au denier cinq.
– Juste. Il me reste le corps de logis du fond: magasins, logements et caves inondées chaque hiver, deux cents livres, et le jardin, qui est très beau, très bien planté, très enfoui sous les murs et sous l'ombre du portail de Saint Gervais et Saint-Protais, treize cents livres.
– Treize cents livres! mais c'est royal.
– Voici l'histoire. Je soupçonne fort un chanoine quelconque de la paroisse (ces chanoines sont des Crésus), je le soupçonne donc d'avoir loué ce jardin pour y prendre ses ébats. Le locataire a donné pour nom M. Godard… C'est un faux nom ou un vrai nom; s'il est vrai, c'est un chanoine; s'il est faux, c'est quelque inconnu; pourquoi le connaîtrais-je? Il paie toujours d'avance. Aussi j'avais cette idée tout à l'heure, quand je t'ai rencontré, d'acheter, place Baudoyer, une maison dont les derrières se joindraient à mon jardin, et feraient une magnifique propriété. Tes dragons m'ont distrait de mon idée. Tiens, prenons la rue de la Vannerie: nous allons droit chez maître Planchet.
D'Artagnan pressa le pas et amena en effet Raoul chez Planchet, dans une chambre que l'épicier avait cédée à son ancien maître. Planchet était sorti, mais le dîner était servi. Il y avait chez cet épicier un reste de la régularité, de la ponctualité militaire.
D'Artagnan remit Raoul sur le chapitre de son avenir.
– Ton père te tient sévèrement? dit-il.
– Justement, monsieur le chevalier.
– Oh! je sais qu'Athos est juste, mais serré, peut-être?
– Une main royale, monsieur d'Artagnan.
– Ne te gêne pas, garçon, si jamais tu as besoin de quelques pistoles, le vieux mousquetaire est là.
– Cher monsieur d'Artagnan…
– Tu joues bien un peu?
– Jamais.
– Heureux en femmes, alors?… Tu rougis… Oh! petit Aramis, va! Mon cher, cela coûte encore plus cher que le jeu. Il est vrai qu’on se bat quand on a perdu, c'est une compensation. Bah! le petit pleurard de roi fait payer l'amende aux gens qui dégainent. Quel règne, mon pauvre Raoul, quel règne! Quand on pense que de mon temps on assiégeait les mousquetaires dans les maisons, comme Hector et Priam dans la ville de Troie; et alors les femmes pleuraient, et alors les murailles riaient, et alors cinq cents gredins battaient des mains et criaient: «Tue! Tue!» quand il ne s'agissait pas d'un mousquetaire! Mordioux! vous ne verrez pas cela vous autres.
– Vous tenez rigueur au roi, cher monsieur d'Artagnan, et vous le connaissez à peine.
– Moi? Écoute, Raouclass="underline" jour par jour, heure par heure, prends bien note de mes paroles, je te prédis ce qu'il fera. Le cardinal mort, il pleurera; bien: c'est ce qu'il fera de moins niais, surtout s'il n'en pense pas une larme.
– Ensuite?
– Ensuite, il se fera faire une pension par M. Fouquet et s'en ira composer des vers à Fontainebleau pour des Mancini quelconques à qui la reine arrachera les yeux. Elle est espagnole, vois-tu, la reine, et elle a pour belle-mère Mme Anne d'Autriche. Je connais cela, moi, les Espagnoles de la maison d'Autriche.