– J'étais mécontent, en effet; mais ce mécontentement ne s’est trahi nulle part, que je sache, et si comme un homme de cœur, j'ai parlé haut devant Votre Majesté, je n'ai pas même pensé en face de quelqu'un autre.
– Ne vous excusez pas, d'Artagnan, et continuez de m'écouter. En me faisant le reproche que vous étiez mécontent, vous reçûtes pour réponse une promesse; je vous dis: «Attendez.» Est-ce vrai?
– Oui, Sire, vrai comme ce que je vous disais.
– Vous me répondîtes: «Plus tard? Non pas; tout de suite, à la bonne heure!…» Ne vous excusez pas, vous dis-je… C'était naturel; mais vous n'aviez pas de charité pour votre prince, monsieur d'Artagnan.
– Sire… de la charité!… pour un roi, de la part d'un pauvre soldat!
– Vous me comprenez bien; vous savez bien que j'en avais besoin; vous savez bien que je n'étais pas le maître; vous savez bien que j'avais l'avenir en espérance. Or, vous me répondîtes, quand je parlai de cet avenir: «Mon congé… tout de suite!»
D'Artagnan mordit sa moustache.
– C'est vrai, murmura-t-il.
– Vous ne m'avez pas flatté quand j'étais dans la détresse, ajouta Louis XIV.
– Mais, dit d'Artagnan relevant la tête avec noblesse, je n’ai pas flatté Votre Majesté pauvre, je ne l'ai point trahie non plus. J'ai versé mon sang pour rien; j'ai veillé comme un chien à la porte, sachant bien qu'on ne me jetterait ni pain, ni os. Pauvre aussi, moi, je n'ai rien demandé que le congé dont Votre Majesté parle.
– Je sais que vous êtes un brave homme; mais j'étais un jeune homme, vous deviez me ménager… Qu'aviez-vous à reprocher au roi? qu'il laissait Charles II sans secours?… disons plus… qu'il n'épousait point Mlle de Mancini?
En disant ce mot, le roi fixa sur le mousquetaire un regard profond.
«Ah! ah! pensa ce dernier, il fait plus que se souvenir, il devine… Diable!»
– Votre jugement, continua Louis XIV, tombait sur le roi et tombait sur l'homme… Mais, monsieur d'Artagnan… cette faiblesse, car vous regardiez cela comme une faiblesse…
D'Artagnan ne répondit pas.
– Vous me la reprochiez aussi à l'égard de M. le cardinal défunt; car M. le cardinal ne m'a-t-il pas élevé, soutenu?… en s'élevant, en se soutenant lui-même, je le sais bien; mais enfin, le bienfait demeure acquis. Ingrat, égoïste, vous m'eussiez donc plus aimé, mieux servi?
– Sire…
– Ne parlons plus de cela, monsieur: ce serait causer à vous trop de regrets, à moi trop de peine.
D'Artagnan n'était pas convaincu. Le jeune roi, en reprenant avec lui un ton de hauteur, n'avançait pas dans les affaires.
– Vous avez réfléchi depuis? reprit Louis XIV.
– À quoi, Sire? demanda poliment d'Artagnan.
– Mais à tout ce que je vous dis, monsieur.
– Oui, Sire, sans doute…
– Et vous n'avez attendu qu'une occasion de revenir sur vos paroles?
– Sire…
– Vous hésitez, ce me semble…
– Je ne comprends pas bien ce que Votre Majesté me fait l'honneur de me dire.
Louis fronça le sourcil.
– Veuillez m'excuser, Sire; j'ai l'esprit particulièrement épais… les choses n'y pénètrent qu'avec difficulté; il est vrai qu'une fois entrées, elles y restent.
– Oui, vous me semblez avoir de la mémoire.
– Presque autant que Votre Majesté.
– Alors, donnez-moi vite une solution… Mon temps est cher. Que faites vous depuis votre congé?
– Ma fortune, Sire.
– Le mot est dur, monsieur d'Artagnan.
– Votre Majesté le prend en mauvaise part, certainement. Je n'ai pour le roi qu'un profond respect, et, fussé-je impoli, ce qui peut s'excuser par ma longue habitude des camps et des casernes, Sa Majesté est trop au-dessus de moi pour s'offenser d'un mot échappé innocemment à un soldat.
– En effet, je sais que vous avez fait une action d'éclat en Angleterre, monsieur. Je regrette seulement que vous ayez manqué à votre promesse.
– Moi? s'écria d'Artagnan.
– Sans doute… Vous m'aviez engagé votre foi de ne servir aucun prince en quittant mon service… Or, c'est pour le roi Charles II que vous avez travaillé à l'enlèvement merveilleux de M. Monck.
– Pardonnez-moi, Sire, c'est pour moi.
– Cela vous a réussi?
– Comme aux capitaines du XVème siècle les coups demain et les aventures.
– Qu'appelez-vous réussite? une fortune?
– Cent mille écus, Sire, que je possède: c'est, en une semaine, le triple de tout ce que j'avais eu d'argent en cinquante années.
– La somme est belle… mais vous êtes ambitieux, je crois?
– Moi, Sire? Le quart me semblait un trésor, et je vous jure que je ne pense pas à l'augmenter.
– Ah! vous comptez demeurer oisif?
– Oui, Sire.
– Quitter l'épée?
– C'est fait déjà.
– Impossible, monsieur d'Artagnan, dit Louis avec résolution.
– Mais, Sire…
– Eh bien?
– Pourquoi?
– Parce que je ne le veux pas! dit le jeune prince d'une voix tellement grave et impérieuse, que d'Artagnan fit un mouvement de surprise, d'inquiétude même.
– Votre Majesté me permettra-t-elle un mot de réponse? demanda-t-il.
– Dites.
– Cette résolution, je l'avais prise étant pauvre et dénué.
– Soit. Après?
– Or, aujourd'hui que, par mon industrie, j'ai acquis un bien-être assuré, Votre Majesté me dépouillerait de ma liberté, Votre Majesté me condamnerait au moins lorsque j'ai bien gagné le plus.
– Qui vous a permis, monsieur, de sonder mes desseins et de compter avec moi? reprit Louis d'une voix presque courroucée; qui vous a dit ce que je ferai, ce que vous ferez vous-même?
– Sire, dit tranquillement le mousquetaire, la franchise, à ce que je vois, n'est plus à l'ordre de la conversation, comme le jour où nous nous expliquâmes à Blois.
– Non, monsieur, tout est changé.
– J'en fais à Votre Majesté mes sincères compliments; mais…
– Mais vous n'y croyez pas?
– Je ne suis pas un grand homme d'État, cependant j'ai mon coup d'œil pour les affaires; il ne manque pas de sûreté; or, je ne vois pas tout à fait comme Votre Majesté, Sire. Le règne de Mazarin est fini, mais celui des financiers commence. Ils ont l'argent: Votre Majesté ne doit pas en voir souvent. Vivre sous la patte de ces loups affamés, c'est dur pour un homme qui comptait sur l'indépendance.
À ce moment quelqu'un gratta à la porte du cabinet; le roi leva la tête orgueilleusement.
– Pardon, monsieur d'Artagnan, dit-il; c'est M. Colbert qui vient me faire un rapport. Entrez, monsieur Colbert.
D'Artagnan s'effaça. Colbert entra, des papiers à la main, et vint au-devant du roi.
Il va sans dire que le Gascon ne perdit pas l'occasion d'appliquer son coup d'œil si fin et si vif sur la nouvelle figure qui se présentait.