D'Artagnan hésitait encore et tenait la tête baissée.
– Allons, monsieur, dit le roi, on croirait à vous voir que vous ne savez pas qu'à la cour du roi très chrétien le capitaine général des mousquetaires a le pas sur les maréchaux de France?
– Sire, je le sais.
– Alors, on dirait que vous ne vous fiez pas à ma parole?
– Oh! Sire, jamais… ne croyez pas de telles choses.
– J'ai voulu vous prouver que vous, si bon serviteur vous aviez perdu un bon maître: suis-je un peu le maître qu'il vous faut?
– Je commence à penser que oui, Sire.
– Alors, monsieur, vous allez entrer en fonctions. Votre compagnie est toute désorganisée depuis votre départ, et les hommes s'en vont flânant et heurtant les cabarets où l'on se bat, malgré mes édits et ceux de mon père. Vous réorganiserez le service au plus vite.
– Oui, Sire.
– Vous ne quitterez plus ma personne.
– Bien.
– Et vous marcherez avec moi à l'armée, où vous camperez autour de ma tente.
– Alors, Sire, dit d'Artagnan, si c'est pour m'imposer un service comme celui-là, Votre Majesté n'a pas besoin de me donner vingt mille livres que je ne gagnerai pas.
– Je veux que vous ayez un état de maison; je veux que vous teniez table; je veux que mon capitaine de mousquetaires soit un personnage.
– Et moi, dit brusquement d'Artagnan, je n'aime pas l'argent trouvé; je veux l'argent gagné! Votre Majesté me donne un métier de paresseux, que le premier venu fera pour quatre mille livres.
– Vous êtes un fin Gascon, monsieur d'Artagnan; vous me tirez mon secret du cœur.
– Bah! Votre Majesté a donc un secret?
– Oui, monsieur.
– Eh bien! alors, j'accepte les vingt mille livres, car je garderai ce secret, et la discrétion, cela n'a pas de prix par le temps qui court. Votre Majesté veut-elle parler à présent?
– Vous allez vous botter, monsieur d'Artagnan, et monter à cheval.
– Tout de suite?
– Sous deux jours.
– À la bonne heure, Sire; car j'ai mes affaires à régler avant le départ, surtout s'il y a des coups à recevoir.
– Cela peut se présenter.
– On le prendra. Mais, Sire, vous avez parlé à l'avarice, à l'ambition; vous avez parlé au cœur de M. d'Artagnan; vous avez oublié une chose.
– Laquelle?
– Vous n'avez pas parlé à la vanité: quand serai-je chevalier des ordres du roi?
– Cela vous occupe?
– Mais, oui. J'ai mon ami Athos qui est tout chamarré, cela m'offusque.
– Vous serez chevalier de mes ordres un mois après avoir pris le brevet de capitaine.
– Ah! ah! dit l'officier rêveur, après l'expédition?
– Précisément.
– Où m'envoie Votre Majesté, alors?
– Connaissez-vous la Bretagne?
– Non, Sire.
– Y avez-vous des amis?
– En Bretagne? Non, ma foi!
– Tant mieux. Vous connaissez-vous en fortifications?
D'Artagnan sourit.
– Je crois que oui Sire.
– C'est-à-dire que vous pouvez bien distinguer une forteresse d'avec une simple fortification comme on en permet aux châtelains, nos vassaux?
– Je distingue un fort d'avec un rempart, comme on distingue une cuirasse d'avec une croûte de pâté, Sire. Est-ce suffisant?
– Oui, monsieur. Vous allez donc partir.
– Pour la Bretagne?
– Oui.
– Seul?
– Absolument seul. C'est-à-dire que vous ne pourrez même emmener un laquais.
– Puis-je demander à Votre Majesté pour quelle raison?
– Parce que, monsieur, vous ferez bien de vous travestir vous-même quelquefois en valet de bonne maison. Votre visage est fort connu en France, monsieur d'Artagnan.
– Et puis, Sire?
– Et puis vous vous promènerez par la Bretagne, et vous examinerez soigneusement les fortifications de ce pays.
– Les côtes?
– Aussi les îles.
– Ah!
– Vous commencerez par Belle-Île-en-Mer.
– Qui est à M. Fouquet? dit d'Artagnan d'un ton sérieux, en levant sur Louis XIV son œil intelligent.
– Je crois que vous avez raison, monsieur, et que Belle-Île est, en effet, à M. Fouquet.
– Alors Votre Majesté veut que je sache si Belle-Île est une bonne place?
– Oui.
– Si les fortifications en sont neuves ou vieilles?
– Précisément.
– Si par hasard les vassaux de M. le surintendant sont assez nombreux pour former garnison?
– Voilà ce que je vous demande, monsieur; vous avez mis le doigt sur la question.
– Et si l'on ne fortifie pas, Sire?
– Vous vous promènerez dans la Bretagne, écoutant et jugeant.
D'Artagnan se chatouilla la moustache.
– Je suis espion du roi, dit-il tout net.
– Non, monsieur.
– Pardon, Sire, puisque j'épie pour le compte de Votre Majesté.
– Vous allez à la découverte, monsieur. Est-ce que si vous marchiez à la tête de mes mousquetaires, l'épée au poing, pour éclairer un lieu quelconque ou une position de l'ennemi…
À ce mot, d'Artagnan tressaillit invisiblement.
– … Est-ce que, continua le roi, vous vous croiriez un espion?
– Non, non! dit d'Artagnan pensif; la chose change de face quand on éclaire l'ennemi; on n'est qu'un soldat… Et si l'on fortifie Belle-Île? ajouta-t-il aussitôt.
– Vous prendrez un plan exact de la fortification.
– On me laissera entrer?
– Cela ne me regarde pas, ce sont vos affaires. Vous n'avez donc pas entendu que je vous réservais un supplément de vingt mille livres par an, si vous vouliez?
– Si fait, Sire; mais si l'on ne fortifie pas?
– Vous reviendrez tranquillement, sans fatiguer votre cheval.
– Sire, je suis prêt.
– Vous débuterez demain par aller chez M. le surintendant toucher le premier quartier de la pension que je vous fais. Connaissez-vous M. Fouquet?
– Fort peu, Sire; mais je ferai observer à Votre Majesté qu'il n'est pas très urgent que je le connaisse.
– Je vous demande pardon, monsieur; car il vous refusera l’argent que je veux vous faire toucher, et c'est ce refus que j'attends.
– Ah! fit d'Artagnan. Après, Sire?
– L'argent refusé, vous irez le chercher près de M. Colbert. À propos, avez-vous un bon cheval?
– Un excellent, Sire.
– Combien le payâtes-vous?
– Cent cinquante pistoles.
– Je vous l'achète. Voici un bon de deux cents pistoles.
– Mais il me faut un cheval pour voyager, Sire?
– Eh bien?
– Eh bien! vous me prenez le mien.