– Pas du tout; je vous le donne, au contraire. Seulement, comme il est à moi et non plus à vous, je suis sûr que vous ne le ménagerez pas.
– Votre Majesté est donc pressée?
– Beaucoup.
– Alors qui me force d'attendre deux jours?
– Deux raisons à moi connues.
– C'est différent. Le cheval peut rattraper ces deux jours sur les huit qu'il a à faire; et puis il y a la poste.
– Non, non, la poste compromet assez, monsieur d'Artagnan. Allez et n'oubliez pas que vous êtes à moi.
– Sire, ce n'est pas moi qui l'ai jamais oublié! À quelle heure prendrai-je congé de Votre Majesté après-demain?
– Où logez-vous?
– Je dois loger désormais au Louvre.
– Je ne le veux pas. Vous garderez votre logement en ville, je le paierai. Pour le départ, je le fixe à la nuit, attendu que vous devez partir sans être vu de personne, ou si vous êtes vu, sans qu'on sache que vous êtes à moi… Bouche close, monsieur.
– Votre Majesté gâte tout ce qu'elle a dit par ce seul mot.
– Je vous demandais où vous logez, car je ne puis vous envoyer chercher toujours chez M. le comte de La Fère.
– Je loge chez M. Planchet, épicier, rue des Lombards, à l'enseigne du Pilon-d'Or.
– Sortez peu, montrez-vous moins encore et attendez mes ordres.
– Il faut que j'aille toucher cependant, Sire.
– C'est vrai; mais pour aller à la surintendance, où vont tant de gens, vous vous mêlerez à la foule.
– Il me manque les bons pour toucher, Sire.
– Les voici.
Le roi signa.
D'Artagnan regarda pour s'assurer de la régularité.
– C'est de l'argent, dit-il, et l'argent se lit ou se compte.
– Adieu, monsieur d'Artagnan, ajouta le roi; je pense que vous m'avez bien compris?
– Moi, j'ai compris que Votre Majesté m'envoie à Belle-Île-en-Mer, voilà tout.
– Pour savoir?…
– Pour savoir comment vont les travaux de M. Fouquet; voilà tout.
– Bien; j'admets que vous soyez pris?
– Moi, je ne l'admets pas, répliqua hardiment le Gascon.
– J'admets que vous soyez tué? poursuivit le roi.
– Ce n'est pas probable, Sire.
– Dans le premier cas, vous ne parlez pas; dans le second, aucun papier ne parle sur vous.
D'Artagnan haussa les épaules sans cérémonie, et prit congé du roi en se disant: «La pluie d'Angleterre continue! restons sous la gouttière».
Chapitre LIV – Les maisons de M. Fouquet
Tandis que d'Artagnan revenait chez Planchet, la tête bourrelée et alourdie par tout ce qui venait de lui arriver, il se passait une scène d'un tout autre genre et qui cependant n'est pas étrangère à la conversation que notre mousquetaire venait d'avoir avec le roi. Seulement, cette scène avait lieu hors Paris, dans une maison que possédait le surintendant Fouquet dans le village de Saint-Mandé.
Le ministre venait d'arriver à cette maison de campagne, suivi de son premier commis, lequel portait un énorme portefeuille plein de papiers à examiner et d'autres attendant la signature. Comme il pouvait être cinq heures du soir, les maîtres avaient dîné, le souper se préparait pour vingt convives subalternes. Le surintendant ne s'arrêta point, en descendant de voiture. Il franchit du même bond le seuil de la porte, traversa les appartements et gagna son cabinet, où il déclara qu'il s'enfermait pour travailler, défendant qu'on le dérangeât pour quelque chose que ce fût, excepté pour ordre du roi.
En effet, aussitôt cet ordre donné, Fouquet s'enferma, et deux valets de pied furent placés en sentinelle à sa porte.
Alors Fouquet poussa un verrou, lequel déplaçait un panneau qui murait l'entrée, et qui empêchait que rien de ce qui se passait dans ce cabinet fût vu ou entendu. Mais contre toute probabilité, c'était bien pour s'enfermer que Fouquet s'enfermait ainsi; car il alla droit à son bureau, s'y assit, ouvrit le portefeuille et se mit à faire un choix dans la masse énorme de papiers qu'il renfermait. Il n'y avait pas dix minutes qu'il était entré, et que toutes les précautions que nous avons dites avaient été prises, quand le bruit répété de plusieurs petits coups égaux frappa son oreille, et parut appeler toute son attention.
Fouquet redressa la tête, tendit l'oreille et écouta. Les petits coups continuèrent. Alors le travailleur se leva avec un léger mouvement d'impatience, et marcha droit à une glace derrière laquelle les coups étaient frappés par une main ou par un mécanisme invisible.
C'était une grande glace prise dans un panneau. Trois autres glaces absolument pareilles complétaient la symétrie de l'appartement.
Rien ne distinguait celle-là des autres. À n'en pas douter, ces petits coups réitérés étaient un signal; car au moment où Fouquet approchait de la glace en écoutant, le même bruit se renouvela et dans la même mesure.
– Oh! oh! murmura le surintendant avec surprise; qui donc est là-bas? Je n'attendais personne aujourd'hui.
Et, sans doute pour répondre au signal qui avait été fait, le surintendant tira un clou doré dans cette même glace et l'agita trois fois. Puis, revenant à sa place et se rasseyant:
– Ma foi, qu'on attende, dit-il.
Et se replongeant dans l'océan de papier déroulé devant lui, il ne parut songer qu'au travail. En effet, avec une rapidité incroyable, une lucidité merveilleuse, Fouquet déchiffrait les papiers les plus longs, les écritures les plus compliquées, les corrigeant, les annotant d'une plume emportée comme par la fièvre, et l'ouvrage fondant entre ses doigts, les signatures, les chiffres, les renvois se multipliaient comme si dix commis, c'est-à-dire cent doigts et dix cerveaux, eussent fonctionné, au lieu de cinq doigts et du seul esprit de cet homme.
De temps en temps seulement, Fouquet, abîmé dans ce travail, levait la tête pour jeter un coup d'œil furtif sur une horloge placée en face de lui.
C'est que Fouquet se donnait sa tâche; c'est que, cette tâche une fois donnée, en une heure de travail il faisait, lui, ce qu'un autre n'eût point accompli dans sa journée: toujours certain, par conséquent, pourvu qu'il ne fût point dérangé, d'arriver au but dans le délai que son activité dévorante avait fixé. Mais, au milieu de ce travail ardent, les coups secs du petit timbre placé derrière la glace retentirent encore une fois, plus pressés, et par conséquent plus instants.
– Allons, il paraît que la dame s'impatiente, dit Fouquet; voyons, voyons, du calme, ce doit être la comtesse; mais non, la comtesse est à Rambouillet pour trois jours. La présidente, alors. Oh! la présidente ne prendrait point de ces grands airs; elle sonnerait bien humblement, puis elle attendrait mon bon plaisir. Le plus clair de tout cela, c'est que je ne puis savoir qui cela peut être, mais que je sais bien qui cela n'est pas. Et puisque ce n'est pas vous, marquise, puisque ce ne peut être vous, foin de tout autre!
Et il poursuivit sa besogne, malgré les appels réitérés du timbre. Cependant, au bout d'un quart d'heure, l'impatience gagna Fouquet à son tour; il brûla plutôt qu'il n'acheva le reste de son ouvrage, repoussa ses papiers dans le portefeuille, et donnant un coup d'œil à son miroir, tandis que les petits coups continuaient plus pressés que jamais: