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– Ah! je ne savais pas que vous me fussiez un pareil champion, monsieur l'abbé.

– Vous en doutez! s'écria l'abbé. Écoutez donc ce qui est arrivé. Pas plus tard qu'hier, rue de la Huchette, un homme marchandait un poulet.

– Eh bien! en quoi cela me nuisait-il, l'abbé?

– En ceci. Le poulet n'était pas gras. L'acheteur refusa d'en donner dix-huit sous, en disant qu'il ne pouvait payer dix-huit sous la peau d'un poulet dont M. Fouquet avait pris toute la graisse.

– Après?

– Le propos fit rire, continua l'abbé, rire à vos dépens, mort de tous les diables! et la canaille s'amassa. Le rieur ajouta ces mots: «Donnez-moi un poulet nourri par M. Colbert, à la bonne heure! et je le paierai ce que vous voudrez.» Et aussitôt l'on battit des mains. Scandale affreux! vous comprenez; scandale qui force un frère à se voiler le visage.

Fouquet rougit.

– Et vous vous le voilâtes? dit le surintendant.

– Non; car justement, continua l'abbé, j'avais un de mes hommes dans la foule; une nouvelle recrue qui vient de province, un M. de Menneville que j'affectionne. Il fendit la presse, en disant au rieur: «- Mille barbes! monsieur le mauvais plaisant, tope un coup d'épée au Colbert! – Tope et tingue au Fouquet! répliqua le rieur.» Sur quoi ils dégainèrent devant la boutique du rôtisseur, avec une haie de curieux autour d'eux et cinq cents curieux aux fenêtres.

– Eh bien? dit Fouquet.

– Eh bien! monsieur, mon Menneville embrocha le rieur au grand ébahissement de l'assistance, et dit au rôtisseur: «- Prenez ce dindon, mon ami, il est plus gras que votre poulet.» Voilà, monsieur, acheva l'abbé triomphalement, à quoi je dépense mes revenus; je soutiens l'honneur de la famille, monsieur.

Fouquet baissa la tête.

– Et j'en ai cent comme cela, poursuivit l'abbé.

– Bien, dit Fouquet; donnez votre addition à Gourville et restez ici ce soir, chez moi.

– On soupe?

– On soupe.

– Mais la caisse est fermée?

– Gourville vous l'ouvrira. Allez, monsieur l'abbé, allez.

L'abbé fit une révérence.

– Alors nous voilà amis? dit-il.

– Oui, amis. Venez, Gourville.

– Vous sortez? Vous ne soupez donc pas?

– Je serai ici dans une heure, soyez tranquille. Puis tout bas à Gourville: – Qu'on attelle mes chevaux anglais, dit-il, et qu'on touche à l'Hôtel de Ville de Paris.

Chapitre LVI – Le vin de M. de La Fontaine

Les carrosses amenaient déjà les convives de Fouquet à Saint-Mandé; déjà toute la maison s'échauffait des apprêts du souper, quand le surintendant lança sur la route de Paris ses chevaux rapides, et, prenant par les quais pour trouver moins de monde sur sa route, gagna l'Hôtel de Ville. Il était huit heures moins un quart. Fouquet descendit au coin de la rue du Long-Pont, se dirigea vers la place de Grève, à pied, avec Gourville. Au détour de la place, ils virent un homme vêtu de noir et de violet d'une bonne mine, qui s'apprêtait à monter dans un carrosse de louage et disait au cocher de toucher à Vincennes Il avait devant lui un grand panier plein de bouteilles qu'il venait d'acheter au cabaret de l'Image de-Notre-Dame.

– Eh! mais c'est Vatel, mon maître d'hôtel! dit Fouquet à Gourville.

– Oui, monseigneur, répliqua celui-ci.

– Que vient-il faire à l'Image-de-Notre-Dame?

– Acheter du vin sans doute.

– Comment, on achète pour moi du vin au cabaret? dit Fouquet. Ma cave est donc bien misérable!

Et il s'avança vers le maître d'hôtel, qui faisait ranger son vin dans le carrosse avec un soin minutieux.

– Holà! Vatel! dit-il d'une voix de maître.

– Prenez garde, monseigneur, dit Gourville, vous allez être reconnu.

– Bon!… que m'importe? Vatel!

L'homme vêtu de noir et de violet se retourna. C'était une bonne et douce figure sans expression, une figure de mathématicien, moins l’orgueil. Un certain feu brillait dans les yeux de ce personnage, un sourire assez fin voltigeait sur ses lèvres; mais l'observateur eût remarqué bien vite que ce feu, que ce sourire ne s'appliquaient à rien et n'éclairaient rien.

Vatel riait comme un distrait, ou s'occupait comme un enfant.

Au son de la voix qui l'interpellait, il se retourna.

– Oh! fit-il, monseigneur?

– Oui, moi. Que diable faites-vous là, Vatel?… Du vin! vous achetez du vin dans un cabaret de la place de Grève! Passe encore pour la Pomme-de -Pin ou les Barreaux-Verts.

– Mais, monseigneur, dit Vatel tranquillement, après avoir lancé un regard hostile à Gourville, de quoi se mêle-t-on ici?… Est-ce que ma cave est mal tenue?

– Non, certes, Vatel, non; mais…

– Quoi! mais?… répliqua Vatel.

Gourville toucha le coude du surintendant.

– Ne vous fâchez pas, Vatel; je croyais ma cave, votre cave assez bien garnie pour que je pusse me dispenser de recourir à l'Image-de-Notre-Dame.

– Eh! monsieur, dit Vatel, tombant du monseigneur au monsieur, avec un certain dédain, votre cave est si bien garnie que, lorsque certains de vos convives vont dîner chez vous, ils ne boivent pas.

Fouquet, surpris, regarda Gourville, puis Vatel.

– Que dites-vous là?

– Je dis que votre sommelier n'avait pas de vins pour tous les goûts, monsieur, et que M. de La Fontaine, M. Pellisson et M. Conrart ne boivent pas quand ils viennent à la maison. Ces messieurs n'aiment pas le grand vin: que voulez-vous y faire?

– Et alors?

– Alors, j'ai ici un vin de Joigny qu'ils affectionnent. Je sais qu'ils le viennent boire à l'Image-de-Notre-Dame une fois par semaine. Voilà pourquoi je fais ma provision.

Fouquet n'avait plus rien à dire… Il était presque ému.

Vatel, lui, avait encore beaucoup à dire sans doute, et l'on vit bien qu'il s'échauffait.

– C'est comme si vous me reprochiez, monseigneur, d'aller rue Planche-Mibray chercher moi-même le cidre que boit M. Loret quand il vient dîner à la maison.

– Loret boit du cidre chez moi? s'écria Fouquet en riant.

– Eh! oui, monsieur, eh! oui, voilà pourquoi il dîne chez vous avec plaisir.

– Vatel, s'écria Fouquet en serrant la main de son maître d'hôtel, vous êtes un homme! Je vous remercie, Vatel, d'avoir compris que chez moi M. de La Fontaine, M. Conrart et M. Loret sont autant que des ducs et des pairs, autant que des princes, plus que moi. Vatel, vous êtes un bon serviteur, et je double vos honoraires.

Vatel ne remercia même pas; il haussa légèrement les épaules en murmurant ce mot superbe:

– Être remercié pour avoir fait son devoir, c'est humiliant.