Le surintendant conserva sur son visage le rire et tous les caractères de l'insouciance; mais à peine hors de vue, il quitta le masque.
– Eh bien! dit-il vivement, où est Pellisson? que fait Pellisson?
– Pellisson revient de Paris.
– A-t-il ramené les prisonniers?
– Il n'a pas seulement pu voir le concierge de la prison.
– Quoi! n'a-t-il pas dit qu'il venait de ma part?
– Il l'a dit; mais le concierge a fait répondre ceci: «Si l'on vient de la part de M. Fouquet, on doit avoir une lettre de M. Fouquet.»
– Oh! s'écria celui-ci, s'il ne s'agit que de lui donner une lettre…
– Jamais, répliqua Pellisson, qui se montra au coin du petit bois, jamais, monseigneur… Allez vous-même et parlez en votre nom.
– Oui, vous avez raison; je rentre chez moi comme pour travailler; laissez les chevaux attelés, Pellisson. Retenez mes amis, Gourville.
– Un dernier avis, monseigneur, répondit celui-ci.
– Parlez, Gourville.
– N'allez chez le concierge qu'au dernier moment; c'est brave, mais ce n'est pas adroit. Excusez-moi, monsieur Pellisson, si je suis d'un autre avis que vous; mais croyez-moi, monseigneur, envoyez encore porter des paroles à ce concierge, c'est un galant homme; mais ne les portez pas vous même.
– J'aviserai, dit Fouquet; d'ailleurs, nous avons la nuit tout entière.
– Ne comptez pas trop sur le temps, ce temps fût-il double de celui que nous avons, répliqua Pellisson; ce n'est jamais une faute d’arriver trop tôt.
– Adieu, dit le surintendant; venez avec moi, Pellisson. Gourville, je vous recommande mes convives.
Et il partit.
Les épicuriens ne s'aperçurent pas que le chef de l'école avait disparu; les violons allèrent toute la nuit.
Chapitre LIX – Un quart d'heure de retard
Fouquet, hors de sa maison pour la deuxième fois dans cette journée, se sentit moins lourd et moins troublé qu'on n'eût pu le croire.
Il se tourna vers Pellisson, qui gravement méditait dans son coin de carrosse quelque bonne argumentation contre les emportements de Colbert.
– Mon cher Pellisson, dit alors Fouquet, c'est bien dommage que vous ne soyez pas une femme.
– Je crois que c'est bien heureux, au contraire, répliqua Pellisson; car, enfin, monseigneur, je suis excessivement laid.
– Pellisson! Pellisson! dit le surintendant en riant, vous répétez trop que vous êtes laid pour ne pas laisser croire que cela vous fait beaucoup de peine.
– Beaucoup, en effet, monseigneur; il n'y a pas d'homme plus malheureux que moi; j'étais beau, la petite vérole m'a rendu hideux; je suis privé d'un grand moyen de séduction; or, je suis votre premier commis ou à peu près; j'ai affaire de vos intérêts, et si, en ce moment, j'étais une jolie femme, je vous rendrais un important service.
– Lequel?
– J'irais trouver le concierge du palais, je le séduirais, car c'est un galant homme et un galantin; puis j'emmènerais nos deux prisonniers.
– J'espère bien encore le pouvoir moi-même, quoique je ne sois pas une jolie femme, répliqua Fouquet.
– D'accord, monseigneur; mais vous vous compromettez beaucoup.
– Oh! s'écria soudain Fouquet, avec un de ces transports secrets comme en possède dans le cœur le sang généreux de la jeunesse ou le souvenir de quelque douce émotion; oh! je connais une femme qui fera près du lieutenant gouverneur de la Conciergerie le personnage dont nous avons besoin.
– Moi, j'en connais cinquante, monseigneur, cinquante trompettes qui instruiront l'univers de votre générosité, de votre dévouement à vos amis, et par conséquent vous perdront tôt ou tard en se perdant.
– Je ne parle pas de ces femmes, Pellisson; je parle d'une noble et belle créature qui joint à l'esprit de son sexe la valeur et le sang-froid du nôtre; je parle d'une femme assez belle pour que les murs de la prison s'inclinent pour la saluer, d'une femme assez discrète pour que nul ne soupçonne par qui elle aura été envoyée.
– Un trésor, dit Pellisson; vous feriez là un fameux cadeau à M. le gouverneur de la Conciergerie. Peste! monseigneur, on lui couperait la tête, cela peut arriver, mais il aurait eu avant de mourir une bonne fortune, telle que jamais homme ne l'aurait rencontrée avant lui.
– Et j'ajoute, dit Fouquet, que le concierge du palais n'aurait pas la tête coupée, car il recevrait de moi mes chevaux pour se sauver, et cinq cent mille livres pour vivre honorablement en Angleterre; j'ajoute que la femme, mon ami, ne lui donnerait que les chevaux et l'argent. Allons trouver cette femme, Pellisson.
Le surintendant étendit la main vers le cordon de soie et d'or placé à l'intérieur de son carrosse. Pellisson l'arrêta.
– Monseigneur, dit-il, vous allez perdre à chercher cette femme autant de temps que Colomb en mit à trouver le Nouveau Monde. Or, nous n'avons que deux heures à peine pour réussir; le concierge une fois couché, comment pénétrer chez lui sans de grands éclats? le jour une fois venu, comment cacher nos démarches? Allez, allez, monseigneur, allez vous même, et ne cherchez ni ange ni femme pour cette nuit.
– Mais, cher Pellisson, nous voilà devant sa porte.
– Devant la porte de l'ange.
– Eh oui!
– C'est l'hôtel de Mme de Bellière, cela.
– Chut!
– Ah! mon Dieu! s'écria Pellisson.
– Qu'avez-vous à dire contre elle? demanda Fouquet.
– Rien, hélas! c'est ce qui me désespère. Rien, absolument rien… Que ne puis je vous dire, au contraire, assez de mal pour vous empêcher de monter chez elle!
Mais déjà Fouquet avait donné l'ordre d'arrêter; le carrosse était immobile.
– M'empêcher! dit Fouquet; nulle puissance au monde ne m'empêcherait, vois-tu, de dire un compliment à Mme du Plessis-Bellière; d’ailleurs, qui sait si nous n'aurons pas besoin d'elle! Montez-vous avec moi?
– Non, monseigneur, non.
– Mais je ne veux pas que vous m'attendiez, Pellisson, répliqua Fouquet avec une courtoisie sincère.
– Raison de plus, monseigneur; sachant que vous me faites attendre, vous resterez moins longtemps là-haut… Prenez garde! vous voyez un carrosse dans la cour; elle a quelqu'un chez elle!
Fouquet se pencha vers le marchepied du carrosse.
– Encore un mot, s'écria Pellisson: n'allez chez cette dame qu'en revenant de la Conciergerie, par grâce!
– Eh! cinq minutes, Pellisson, répliqua Fouquet en descendant au perron même de l'hôtel.
Pellisson demeura au fond du carrosse, le sourcil froncé.
Fouquet monta chez la marquise, dit son nom au valet, ce qui excita un empressement et des respects qui témoignaient de l'habitude que la maîtresse de la maison avait prise de faire respecter et aimer ce nom chez elle.
– Monsieur le surintendant! s'écria la marquise en s'avançant fort pâle au devant de Fouquet. Quel honneur! quel imprévu! dit-elle. Puis tout bas:
– Prenez garde! ajouta la marquise, Marguerite Vanel est chez moi.
– Madame, répondit Fouquet troublé, je venais pour affaires… Un seul mot pressant.