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Fouquet, malgré sa puissance sur lui-même, ne put s'empêcher de laisser échapper un sourd gémissement.

– Et cet homme, le propriétaire de la maison, reprit l'abbé, comment le nomme-t-on?

– Je ne vous le dirai pas, n'ayant pas pu le voir; mon poste m'avait été désigné dans le jardin, et je suis resté à mon poste; seulement, on est venu me raconter l'affaire. J'avais ordre, la chose une fois finie, de venir vous annoncer en toute hâte de quelle façon elle était finie. Selon l'ordre, je suis parti au galop, et me voilà.

– Très bien, monsieur, nous n'avons pas autre chose à demander de vous, dit l'abbé, de plus en plus atterré à mesure qu'approchait le moment d'aborder son frère seul à seul.

– On vous a payé? demanda Gourville.

– Un acompte, monsieur, répondit Danicamp.

– Voilà vingt pistoles. Allez, monsieur, et n'oubliez pas de toujours défendre, comme cette fois, les véritables intérêts du roi.

– Oui, monsieur, dit l'homme en s'inclinant et en serrant l’argent dans sa poche.

Après quoi il sortit.

À peine fut-il dehors que Fouquet, qui était resté immobile, s'avança d'un pas rapide et se trouva entre l'abbé et Gourville. Tous deux ouvrirent en même temps la bouche pour parler.

– Pas d'excuses! dit-il, pas de récriminations contre qui que ce soit. Si je n'eusse pas été un faux ami, je n'eusse confié à personne le soin de délivrer Lyodot et d'Emerys. C'est moi seul qui suis coupable, à moi seul donc les reproches et les remords. Laissez-moi, l'abbé.

– Cependant, monsieur, vous n'empêcherez pas, répondit celui-ci, que je ne fasse rechercher le misérable qui s'est entremis pour le service de M. Colbert dans cette partie si bien préparée; car, s'il est d'une bonne politique de bien aimer ses amis, je ne crois pas mauvaise celle qui consiste à poursuivre ses ennemis d'une façon acharnée.

– Trêve de politique, l'abbé; sortez, je vous prie, et que je n'entende plus parler de vous jusqu'à nouvel ordre; il me semble que nous avons besoin de beaucoup de silence et de circonspection. Vous avez un terrible exemple devant vous. Messieurs, pas de représailles, je vous le défends.

– Il n'y a pas d'ordres, grommela l'abbé, qui m'empêchent de venger sur un coupable l'affront fait à ma famille.

– Et moi, s'écria Fouquet de cette voix impérative à laquelle on sent qu'il n'y a rien à répondre, si vous avez une pensée, une seule, qui ne soit pas l'expression absolue de ma volonté, je vous ferai jeter à la Bastille deux heures après que cette pensée se sera manifestée. Réglez-vous là-dessus, l'abbé.

L'abbé s'inclina en rougissant.

Fouquet fit signe à Gourville de le suivre, et déjà se dirigeait vers son cabinet, lorsque l'huissier annonça d'une voix haute:

– M. le chevalier d'Artagnan.

– Qu'est-ce? fit négligemment Fouquet à Gourville.

– Un ex-lieutenant des mousquetaires de Sa Majesté, répondit Gourville sur le même ton.

Fouquet ne prit pas même la peine de réfléchir et se remit à marcher.

– Pardon, monseigneur! dit alors Gourville; mais, je réfléchis, ce brave garçon a quitté le service du roi, et probablement vient-il toucher un quart de pension quelconque.

– Au diable! dit Fouquet; pourquoi prend-il si mal son temps?

– Permettez, monseigneur, que je lui dise un mot de refus alors; car il est de ma connaissance, et c'est un homme qu'il vaut mieux, dans les circonstances où nous nous trouvons, avoir pour ami que pour ennemi.

– Répondez tout ce que vous voudrez, dit Fouquet.

– Eh! mon Dieu! dit l'abbé plein de rancune, comme un homme d'Église, répondez qu'il n'y a pas d'argent, surtout pour les mousquetaires.

Mais l'abbé n'avait pas plutôt lâché ce mot imprudent, que la porte entrebâillée s'ouvrit tout à fait et que d'Artagnan parut.

– Eh! monsieur Fouquet, dit-il, je le savais bien, qu'il n’y avait pas d'argent pour les mousquetaires. Aussi je ne venais point pour m'en faire donner, mais bien pour m'en faire refuser. C'est fait, merci. Je vous donne le bonjour et vais en chercher chez M. Colbert.

Et il sortit après un salut assez leste.

– Gourville, dit Fouquet, courez après cet homme et me le ramenez.

Gourville obéit et rejoignit d'Artagnan sur l'escalier. D'Artagnan, entendant des pas derrière lui, se retourna et aperçut Gourville.

– Mordioux! mon cher monsieur, dit-il, ce sont de tristes façons que celles de messieurs vos gens de finances; Je viens chez M. Fouquet pour toucher une somme ordonnancée par Sa Majesté, et l'on m'y reçoit comme un mendiant qui vient pour demander une aumône, ou comme un filou qui vient pour voler une pièce d'argenterie.

– Mais vous avez prononcé le nom de M. Colbert, cher monsieur d'Artagnan; vous avez dit que vous alliez chez M. Colbert?

– Certainement que j'y vais, ne fût-ce que pour lui demander satisfaction des gens qui veulent brûler les maisons en criant: «Vive Colbert!»

Gourville dressa les oreilles.

– Oh! oh! dit-il, vous faites allusion à ce qui vient de se passer en Grève?

– Oui, certainement.

– Et en quoi ce qui vient de se passer vous importe-t-il?

– Comment! vous me demandez en quoi il m'importe ou il ne m'importe pas que M. Colbert fasse de ma maison un bûcher?

– Ainsi, votre maison… C'est votre maison qu'on voulait brûler?

– Pardieu!

– Le cabaret de l'Image-de-Notre-Dame est à vous?

– Depuis huit jours.

– Et vous êtes ce brave capitaine, vous êtes cette vaillante épée qui a dispersé ceux qui voulaient brûler les condamnés?

– Mon cher monsieur Gourville, mettez-vous à ma place: je suis agent de la force publique et propriétaire. Comme capitaine, mon devoir est de faire accomplir les ordres du roi. Comme propriétaire, mon intérêt est qu'on ne me brûle pas ma maison. J'ai donc suivi à la fois les lois de l'intérêt et du devoir en remettant MM. Lyodot et d'Emerys entre les mains des archers.

– Ainsi c'est vous qui avez jeté un homme par la fenêtre?

– C'est moi-même, répliqua modestement d'Artagnan.

– C'est vous qui avez tué Menneville?

– J'ai eu ce malheur, dit d'Artagnan saluant comme un homme que l'on félicite.

– C'est vous enfin qui avez été cause que les deux condamnés ont été pendus?

– Au lieu d'être brûlés, oui, monsieur, et je m'en fais gloire. J'ai arraché ces pauvres diables à d'effroyables tortures. Comprenez-vous, mon cher monsieur Gourville, qu'on voulait les brûler vifs? cela passe toute imagination.

– Allez, mon cher monsieur d'Artagnan, allez, dit Gourville voulant épargner à Fouquet la vue d'un homme qui venait de lui causer une si profonde douleur.

– Non pas, dit Fouquet, qui avait entendu de la porte de l'antichambre; non pas, monsieur d'Artagnan, venez, au contraire.

D'Artagnan essuya au pommeau de son épée une dernière trace sanglante qui avait échappé à son investigation et rentra. Alors il se retrouva en face de ces trois hommes, dont les visages portaient trois expressions bien différentes: chez l'abbé celle de la colère, chez Gourville celle de la stupeur, chez Fouquet celle de l'abattement.