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Et d'Artagnan frappa sur ses poches en riant, ce qui découvrit à Colbert trente-deux magnifiques dents aussi blanches que des dents de vingt-cinq ans, et qui semblaient dire dans leur langage: «Servez-nous trente-deux petits Colbert, et nous les mangerons volontiers.» Le serpent est aussi brave que le lion, l'épervier aussi courageux que l'aigle, cela ne se peut contester. Il n'est pas jusqu'aux animaux qu’on a nommés lâches qui ne soient braves quand il s'agit de la défense. Colbert n'eut pas peur des trente-deux dents de d'Artagnan; il se roidit, et soudain:

– Monsieur, dit-il, ce que M. le surintendant a fait là, il n'avait pas le droit de le faire.

– Comment dites-vous? répliqua d'Artagnan.

– Je dis que votre bordereau… Voulez-vous me le montrer, s'il vous plaît, votre bordereau?

– Très volontiers; le voici.

Colbert saisit le papier avec un empressement que le mousquetaire ne remarqua pas sans inquiétude et surtout sans un certain regret de l'avoir livré.

– Eh bien! monsieur, dit Colbert, l'ordonnance royale porte ceci: À vue, j'entends qu'il soit payé à M. d'Artagnan la somme de cinq mille livres, formant un quartier de la pension que je lui ai faite.

– C'est écrit, en effet, dit d'Artagnan affectant le calme.

– Eh bien! le roi ne vous devait que cinq mille livres, pourquoi vous en a t-on donné davantage?

– Parce qu'on avait davantage, et qu'on voulait me donner davantage; cela ne regarde personne.

– Il est naturel, dit Colbert avec une orgueilleuse aisance, que vous ignoriez les usages de la comptabilité; mais, monsieur, quand vous avez mille livres à payer, que faites-vous?

– Je n'ai jamais mille livres à payer, répliqua d'Artagnan.

– Encore… s'écria Colbert irrité, encore, si vous aviez un paiement à faire, ne paieriez-vous que ce que vous devez.

– Cela ne prouve qu'une chose, dit d'Artagnan: c'est que vous avez vos habitudes particulières en comptabilité, tandis que M. Fouquet a les siennes.

– Les miennes, monsieur, sont les bonnes.

– Je ne dis pas non.

– Et vous avez reçu ce qu'on ne vous devait pas.

L'œil de d'Artagnan jeta un éclair.

– Ce qu'on ne me devait pas encore, voulez-vous dire, monsieur Colbert; car si j'avais reçu ce qu'on ne me devait pas du tout, j'aurais fait un vol.

Colbert ne répondit pas sur cette subtilité.

– C'est donc quinze mille livres que vous devez à la caisse, dit-il, emporté par sa jalouse ardeur.

– Alors vous me ferez crédit, répliqua d'Artagnan avec son imperceptible ironie.

– Pas du tout, monsieur.

– Bon! comment cela?… Vous me reprendrez mes trois rouleaux, vous?

– Vous les restituerez à ma caisse.

– Moi? Ah! monsieur Colbert, n'y comptez pas…

– Le roi a besoin de son argent, monsieur.

– Et moi, monsieur, j'ai besoin de l'argent du roi.

– Soit; mais vous restituerez.

– Pas le moins du monde. J'ai toujours entendu dire qu'en matière de comptabilité, comme vous dites, un bon caissier ne rend et ne reprend jamais.

– Alors, monsieur, nous verrons ce que dira le roi, à qui je montrerai ce bordereau, qui prouve que M. Fouquet non seulement paie ce qu'il ne doit pas, mais même ne garde pas quittance de ce qu'il paie.

– Ah! je comprends, s'écria d'Artagnan, pourquoi vous m'avez pris ce papier, monsieur Colbert.

Colbert ne comprit pas tout ce qu'il y avait de menace dans son nom prononcé d'une certaine façon.

– Vous en verrez l'utilité plus tard, répliqua-t-il en élevant l'ordonnance dans ses doigts.

– Oh! s'écria d'Artagnan en attrapant le papier par un geste rapide, je le comprends parfaitement, monsieur Colbert, et je n'ai pas besoin d'attendre pour cela.

Et il serra dans sa poche le papier qu'il venait de saisir au vol.

– Monsieur, monsieur! s'écria Colbert… cette violence…

– Allons donc! est-ce qu'il faut faire attention aux manières d'un soldat? répondit le mousquetaire; recevez mes baise-mains, cher monsieur Colbert!

Et il sortit en riant au nez du futur ministre.

– Cet homme-là va m'adorer, murmura-t-il; c'est bien dommage qu'il me faille lui fausser compagnie.

Chapitre LXV – Philosophie du cœur et de l'esprit

Pour un homme qui en avait vu de plus dangereuses, la position de d'Artagnan vis-à-vis de Colbert n'était que comique. D'Artagnan ne se refusa donc pas la satisfaction de rire aux dépens de M. l'intendant, depuis la rue Neuve-des-Petits-Champs jusqu'à la rue des Lombards.

Il y a loin. D'Artagnan rit donc longtemps. Il riait encore lorsque Planchet lui apparut, riant aussi, sur la porte de sa maison.

Car Planchet, depuis le retour de son patron, depuis la rentrée des guinées anglaises, passait la plus grande partie de sa vie à faire ce que d'Artagnan venait de faire seulement de la rue Neuve-des-Petits-Champs à la rue des Lombards.

– Vous arrivez donc, mon cher maître? dit Planchet à d'Artagnan.

– Non, mon ami, répliqua le mousquetaire, je pars au plus vite, c'est-à-dire que je vais souper, me coucher, dormir cinq heures, et qu'au point du jour je sauterai en selle… A-t-on donné ration et demie à mon cheval?

– Eh! mon cher maître, répliqua Planchet, vous savez bien que votre cheval est le bijou de la maison, que mes garçons le baisent toute la journée et lui font manger mon sucre, mes noisettes et mes biscuits. Vous me demandez s'il a eu sa ration d'avoine? demandez donc plutôt s'il n'en a pas eu de quoi crever dix fois.

– Bien, Planchet, bien. Alors, je passe à ce qui me concerne. Le souper?

– Prêt: un rôti fumant, du vin blanc, des écrevisses, des cerises fraîches. C'est du nouveau, mon maître.

– Tu es un aimable homme, Planchet; soupons donc, et que je me couche.

Pendant le souper, d'Artagnan observa que Planchet se frottait le front fréquemment comme pour faciliter la sortie d'une idée logée à l'étroit dans son cerveau. Il regarda d'un air affectueux ce digne compagnon de ses traverses d'autrefois, et heurtant le verre au verre:

– Voyons, dit-il, ami Planchet, voyons ce qui te gêne tant à m'annoncer; mordioux! parle franc, tu parleras vite.

– Voici, répondit Planchet, vous me faites l'effet d'aller à une expédition quelconque.

– Je ne dis pas non.

– Alors vous auriez eu quelque idée nouvelle.

– C'est possible, Planchet.

– Alors, il y aurait un nouveau capital à aventurer? Je mets cinquante mille livres sur l'idée que vous allez exploiter.

Et, ce disant, Planchet frotta ses mains l'une contre l'autre avec la rapidité que donne une grande joie.

– Planchet, répliqua d'Artagnan, il n'y a qu'un malheur.

– Et lequel?

– L'idée n'est pas à moi… Je ne puis rien placer dessus.

Ces mots arrachèrent un gros soupir du cœur de Planchet.

C'est une ardente conseillère, l'avarice; elle enlève son homme comme Satan fit à Jésus sur la montagne, et lorsqu'une fois elle a montré à un malheureux tous les royaumes de la terre, elle peut se reposer, sachant bien qu'elle a laissé sa compagne, l'envie, pour mordre le cœur.