– C'est vrai. J'avais la protection, pardon de mon hésitation, comte, mais pour un Stuart, vous comprendrez cela, vous qui comprenez toutes choses, le mot est dur à prononcer, j'avais, dis-je, la protection de mon cousin le stathouder de Hollande; mais, sans l'intervention, ou tout au moins sans l'autorisation de la France, le stathouder ne veut pas prendre d'initiative. Je suis donc venu demander cette autorisation au roi de France, qui m'a refusé.
– Le roi vous a refusé, Sire!
– Oh! pas lui: toute justice doit être rendue à mon jeune frère Louis; mais M. de Mazarin.
Athos se mordit les lèvres.
– Vous trouvez peut-être que j'eusse dû m'attendre à ce refus, dit le roi, qui avait remarqué le mouvement.
– C'était en effet ma pensée, Sire, répliqua respectueusement le comte, je connais cet Italien de longue main.
– Alors j'ai résolu de pousser la chose à bout et de savoir tout de suite le dernier mot de ma destinée; j'ai dit à mon frère Louis que, pour ne compromettre ni la France, ni la Hollande, je tenterais la fortune moi-même en personne, comme j'ai déjà fait, avec deux cents gentilshommes, s'il voulait me les donner, et un million, s'il voulait me le prêter.
– Eh bien! Sire?
– Eh bien! monsieur, j'éprouve en ce moment quelque chose d'étrange, c'est la satisfaction du désespoir. Il y a dans certaines âmes, et je viens de m'apercevoir que la mienne est de ce nombre, une satisfaction réelle dans cette assurance que tout est perdu et que l'heure est enfin venue de succomber.
– Oh! j'espère, dit Athos, que Votre Majesté n'en est point encore arrivée à cette extrémité.
– Pour me dire cela, monsieur le comte, pour essayer de raviver l'espoir dans mon cœur, il faut que vous n'ayez pas bien compris ce que je viens de vous dire. Je suis venu à Blois, comte, pour demander à mon frère Louis l'aumône d'un million avec lequel j'avais l'espérance de rétablir mes affaires, et mon frère Louis m'a refusé. Vous voyez donc bien que tout est perdu.
– Votre Majesté me permettra-t-elle de lui répondre par un avis contraire?
– Comment, comte, vous me prenez pour un esprit vulgaire, à ce point que je ne sache pas envisager ma position?
– Sire, j'ai toujours vu que c'était dans les positions désespérées qu'éclatent tout à coup les grands revirements de fortune.
– Merci, comte, il est beau de retrouver des cœurs comme le vôtre, c'est-à-dire assez confiants en Dieu et dans la monarchie pour ne jamais désespérer d'une fortune royale, si bas qu'elle soit tombée.
«Malheureusement, vos paroles, cher comte, sont comme ces remèdes que l'on dit souverains et qui cependant, ne pouvant guérir que les plaies guérissables, échouent contre la mort; Merci de votre persévérance à me consoler, comte; merci de votre souvenir dévoué, mais je sais à quoi m'en tenir.
«Rien ne me sauvera maintenant. Et tenez, mon ami, j'étais si bien convaincu, que je prenais la route de l'exil avec mon vieux Parry; je retournais savourer mes poignantes douleurs dans ce petit ermitage que m'offre la Hollande. Là, croyez-moi, comte, tout sera bientôt fini, et la mort viendra vite; elle est appelée si souvent par ce corps que ronge l'âme et par cette âme qui aspire aux cieux!
– Votre Majesté a une mère, une sœur, des frères; Votre Majesté est le chef de la famille, elle doit donc demander à Dieu une longue vie au lieu de lui demander une prompte mort. Votre Majesté est proscrite, fugitive, mais elle a son droit pour elle; elle doit donc aspirer aux combats, aux dangers, aux affaires, et non pas au repos des cieux.
– Comte, dit Charles II avec un sourire d'indéfinissable tristesse, avez-vous entendu dire jamais qu'un roi ait reconquis son royaume avec un serviteur de l'âge de Parry et avec trois cents écus que ce serviteur porte dans sa bourse!
– Non, Sire; mais j'ai entendu dire, et même plus d'une fois, qu'un roi détrôné reprit son royaume avec une volonté ferme, de la persévérance, des amis et un million de francs habilement employés.
– Mais vous ne m'avez donc pas compris? Ce million, je l'ai demandé à mon frère Louis; qui me l'a refusé.
– Sire, dit Athos, Votre Majesté veut-elle m'accorder quelques minutes encore à écouter attentivement ce qui me reste à lui dire?
Charles II regarda fixement Athos.
– Volontiers, monsieur, dit-il.
– Alors je vais montrer le chemin à Votre Majesté, reprit le comte en se dirigeant vers la maison.
Et il conduisit le roi vers son cabinet et le fit asseoir.
– Sire, dit-il, Votre Majesté m'a dit tout à l'heure qu'avec l'état des choses en Angleterre un million lui suffirait pour reconquérir son royaume?
– Pour le tenter du moins, et pour mourir en roi si je ne réussissais pas.
– Eh bien! Sire, que Votre Majesté, selon la promesse qu'elle m'a faite, veuille bien écouter ce qui me reste à lui dire.
Charles fit de la tête un signe d'assentiment Athos marcha droit à la porte, dont il ferma le verrou après avoir regardé si personne n'écoutait aux environs, et revint.
– Sire, dit-il, Votre Majesté a bien voulu se souvenir que j'avais prêté assistance au très noble et très malheureux Charles Ier, lorsque ses bourreaux le conduisirent de Saint-James à White Hall.
– Oui, certes, je me suis souvenu et me souviendrai toujours.
– Sire, c'est une lugubre histoire à entendre pour un fils, qui sans doute se l'est déjà fait raconter bien des fois; mais cependant je dois la redire à Votre Majesté sans en omettre un détail.
– Parlez, monsieur.
– Lorsque le roi votre père monta sur l'échafaud, ou plutôt passa de sa chambre à l'échafaud dressé hors de sa fenêtre, tout avait été pratiqué pour sa fuite. Le bourreau avait été écarté, un trou préparé sous le plancher de son appartement, enfin moi-même j'étais sous la voûte funèbre que j'entendis tout à coup craquer sous ses pas.
– Parry m'a raconté ces terribles détails, monsieur. Athos s'inclina et reprit:
– Voici ce qu'il n'a pu vous raconter, Sire, car ce qui suit, s'est passé entre Dieu, votre père et moi, et jamais la révélation n'en a été faite, même à mes plus chers amis:
«- Éloigne-toi, dit l'auguste patient au bourreau masqué, ce n'est que pour un instant, et je sais que je t'appartiens; mais souviens-toi de ne frapper qu'à mon signal. Je veux faire librement ma prière.
– Pardon, dit Charles II en pâlissant; mais vous, comte, qui savez tant de détails sur ce funeste événement, de détails qui, comme vous le disiez tout à l'heure, n'ont été révélés à personne, savez-vous le nom de ce bourreau infernal, de ce lâche, qui cacha son visage pour assassiner impunément un roi?
Athos pâlit légèrement.
– Son nom? dit-il; oui, je le sais, mais je ne puis le dire.
– Et ce qu'il est devenu?… car personne en Angleterre n'a connu sa destinée.
– Il est mort.
– Mais pas mort dans son lit, pas mort d'une mort calme et douce, pas de la mort des honnêtes gens?
– Il est mort de mort violente, dans une nuit terrible, entre la colère des hommes et la tempête de Dieu. Son corps percé d'un coup de poignard a roulé dans les profondeurs de l'océan. Dieu pardonne à son meurtrier!