– Il y a pourtant des gens qui les oublient, Planchet.
– Oui, ceux qui ne les ont pas vues ou qui n'ont pas entendu Grimaud les raconter.
– Eh bien! tant mieux, puisque tu te rappelles tout cela, je n'aurai besoin de te rappeler qu'une chose, c'est que le roi Charles Ier avait un fils.
– Il en avait même deux, monsieur, sans vous démentir, dit Planchet; car j'ai vu le second à Paris, M. le duc d'York, un jour qu'il se rendait au Palais-Royal, et l'on m'a assuré que ce n'était que le second fils du roi Charles Ier. Quant à l'aîné, j'ai l'honneur de le connaître de nom, mais pas de vue.
– Voilà justement, Planchet, où nous en devons venir: c'est à ce fils aîné qui s'appelait autrefois le prince de Galles, et qui s'appelle aujourd'hui Charles II, roi d'Angleterre.
– Roi sans royaume, monsieur, répondit sentencieusement Planchet.
– Oui, Planchet, et tu peux ajouter malheureux prince, plus malheureux qu'un homme du peuple perdu dans le plus misérable quartier de Paris.
Planchet fit un geste plein de cette compassion banale que l’on accorde aux étrangers avec lesquels on ne pense pas qu'on puisse jamais se trouver en contact. D'ailleurs, il ne voyait, dans cette opération politico-sentimentale, poindre aucunement l'idée commerciale de M. d'Artagnan, et c’était à cette idée qu'il en avait principalement. D'Artagnan, qui avait l'habitude de bien comprendre les choses et les hommes, comprit Planchet.
– J'arrive, dit-il. Ce jeune prince de Galles, roi sans royaume, comme tu dis fort bien, Planchet, m'a intéressé, moi, d'Artagnan. Je l'ai vu mendier l'assistance de Mazarin, qui est un cuistre, et le secours du roi Louis, qui est un enfant, et il m'a semblé, à moi qui m'y connais, que dans cet œil intelligent du roi déchu, dans cette noblesse de toute sa personne, noblesse qui a surnagé au-dessus de toutes les misères, il y avait l'étoffe d'un homme de cœur et d'un roi.
Planchet approuva tacitement: tout cela, à ses yeux du moins, n'éclairait pas encore l'idée de d'Artagnan. Celui-ci continua:
– Voici donc le raisonnement que je me suis fait. Écoute bien, Planchet, car nous approchons de la conclusion.
– J'écoute.
– Les rois ne sont pas semés tellement dru sur la terre que les peuples en trouvent là où ils en ont besoin. Or ce roi sans royaume est à mon avis une graine réservée qui doit fleurir en une saison quelconque, pourvu qu'une main adroite, discrète et vigoureuse, la sème bel et bien, en choisissant sol, ciel et temps.
Planchet approuvait toujours de la tête, ce qui prouvait qu'il ne comprenait toujours pas.
– Pauvre petite graine de roi! me suis-je dit, et réellement j'étais attendri, Planchet, ce qui me fait penser que j'entame une bêtise. Voilà pourquoi j'ai voulu te consulter, mon ami.
Planchet rougit de plaisir et d'orgueil.
– Pauvre petite graine de roi! je te ramasse, moi, et je vais te jeter dans une bonne terre.
– Ah! mon Dieu! dit Planchet en regardant fixement son ancien maître, comme s'il eût douté de tout l'éclat de sa raison.
– Eh bien! quoi? demanda d'Artagnan, qui te blesse?
– Moi, rien, monsieur.
– Tu as dit: «Ah! mon Dieu!»
– Vous croyez?
– J'en suis sûr. Est-ce que tu comprendrais déjà?
– J'avoue, monsieur d'Artagnan, que j'ai peur…
– De comprendre?
– Oui.
– De comprendre que je veux faire remonter sur le trône le roi Charles II, qui n'a plus de trône? Est-ce cela?
Planchet fit un bond prodigieux sur sa chaise.
– Ah! Ah! dit-il tout effaré; voilà donc ce que vous appelez une restauration, vous!
– Oui, Planchet, n'est-ce pas ainsi que la chose se nomme?
– Sans doute, sans doute. Mais avez-vous bien réfléchi?
– À quoi?
– À ce qu'il y a là-bas?
– Où?
– En Angleterre.
– Et qu'y a-t-il, voyons, Planchet?
– D'abord, monsieur, je vous demande pardon si je me mêle de ces choses-là, qui ne sont point de mon commerce; mais puisque c'est une affaire que vous me proposez… car vous me proposez une affaire, n'est-ce pas?
– Superbe, Planchet.
– Mais puisque vous me proposez une affaire, j'ai le droit de la discuter.
– Discute, Planchet; de la discussion naît la lumière.
– Eh bien! puisque j'ai la permission de Monsieur, je lui dirai qu'il y a là-bas les parlements d'abord.
– Eh bien! après?
– Et puis l'armée.
– Bon. Vois-tu encore quelque chose?
– Et puis la nation.
– Est-ce tout?
– La nation, qui a consenti la chute et la mort du feu roi, père de celui-là, et qui ne se voudra point démentir.
– Planchet, mon ami, dit d'Artagnan, tu raisonnes comme un fromage. La nation… la nation est lasse de ces messieurs qui s'appellent de noms barbares et qui lui chantent des psaumes. Chanter pour chanter, mon cher Planchet, j'ai remarqué que les nations aimaient mieux chanter la gaudriole que le plain-chant. Rappelle-toi la Fronde; a-t-on chanté dans ces temps-là! Eh bien! c'était le bon temps.
– Pas trop, pas trop; j'ai manqué y être pendu.
– Oui, mais tu ne l'as pas été?
– Non.
– Et tu as commencé ta fortune au milieu de toutes ces chansons-là?
– C'est vrai.
– Tu n'as donc rien à dire?
– Si fait! j'en reviens à l'armée et aux parlements.
– J'ai dit que j'empruntais vingt mille livres à M. Planchet, et que je mettais vingt mille livres de mon côté; avec ces quarante mille livres je lève une armée.
Planchet joignit les mains; il voyait d'Artagnan sérieux, il crut de bonne foi que son maître avait perdu le sens.
– Une armée!… Ah! monsieur, fit-il avec son plus charmant sourire, de peur d'irriter ce fou et d'en faire un furieux. Une armée… nombreuse?
– De quarante hommes, dit d'Artagnan.
– Quarante contre quarante mille, ce n'est point assez. Vous valez bien mille hommes à vous tout seul, monsieur d'Artagnan, je le sais bien; mais où trouverez-vous trente-neuf hommes qui vaillent autant que vous? ou, les trouvant, qui vous fournira l'argent pour les payer?
– Pas mal, Planchet… Ah! diable! tu te fais courtisan.
– Non, monsieur, je dis ce que je pense, et voilà justement pourquoi je dis qu'à la première bataille rangée que vous livrerez avec vos quarante hommes, j'ai bien peur…
– Aussi ne livrerai-je pas de bataille rangée, mon cher Planchet, dit en riant le Gascon. Nous avons, dans l'Antiquité, des exemples très beaux de retraites et de marches savantes qui consistaient à éviter l’ennemi au lieu de l'aborder. Tu dois savoir cela, Planchet, toi qui as commandé les Parisiens le jour où ils eussent dû se battre contre les mousquetaires, et qui as si bien calculé les marches et les contremarches, que tu n'as point quitté la place Royale.