«Mais j'oubliais, peste! trois bandes, cela nécessite trois commandants, voilà la difficulté: sur les trois commandants, j'en ai déjà un, c'est moi; oui, mais les deux autres coûteront à eux seuls presque autant d'argent que tout le reste de la troupe. Non, décidément, il ne faudrait qu'un seul lieutenant.
«En ce cas, alors, je réduirai ma troupe à vingt hommes. Je sais bien que c'est peu, vingt hommes; mais puisque avec trente j'étais décidé à ne pas chercher les coups, je le serai bien plus encore avec vingt. Vingt, c'est un compte rond; cela d'ailleurs réduit de dix le nombre des chevaux, ce qui est une considération; et alors, avec un bon lieutenant…
«Mordieu! ce que c'est pourtant que patience et calcul! N'allais-je pas m'embarquer avec quarante hommes, et voilà maintenant que je me réduis à vingt pour un égal succès. Dix mille livres d'épargnées d'un seul coup et plus de sûreté, c'est bien cela. Voyons à cette heure: il ne s'agit plus que de trouver ce lieutenant; trouvons-le donc, et après… Ce n'est pas facile, il me le faut brave et bon, un second moi-même.
«Oui, mais un lieutenant aura mon secret, et comme ce secret vaut un million et que je ne paierai à mon homme que mille livres, quinze cents livres au plus, mon homme vendra le secret à Monck. Pas de lieutenant, mordioux! D'ailleurs, cet homme fût-il muet comme un disciple de Pythagore, cet homme aura bien dans la troupe un soldat favori dont il fera son sergent; le sergent pénétrera le secret du lieutenant, au cas où celui-ci sera honnête et ne voudra pas le vendre.
«Alors le sergent, moins probe et moins ambitieux, donnera le tout pour cinquante mille livres. Allons, allons! c'est impossible! Décidément le lieutenant est impossible. Mais alors plus de fractions, je ne puis diviser ma troupe en deux et agir sur deux points à la fois sans un autre moi-même qui…Mais à quoi bon agir sur deux points, puisque nous n'avons qu'un homme à prendre? À quoi bon affaiblir un corps en mettant la droite ici, la gauche là? Un seul corps, mordioux! un seul, et commandé par d'Artagnan; très bien! Mais vingt hommes marchant d'une bande sont suspects à tout le monde; il ne faut pas qu'on voie vingt cavaliers marcher ensemble, autrement on leur détache une compagnie qui demande le mot d'ordre, et qui, sur l'embarras qu'on éprouve à le donner, fusille M. d'Artagnan et ses hommes comme des lapins. Je me réduis donc à dix hommes; de cette façon; j'agis simplement et avec unité; je serai forcé à la prudence, ce qui est la moitié de la réussite dans une affaire du genre de celle que j'entreprends: le grand nombre m'eût entraîné à quelque folie peut-être Dix chevaux ne sont plus rien à acheter ou à prendre, Oh! excellente idée et quelle tranquillité parfaite elle fait passer dans mes veines! Plus de soupçons, plus de mots d'ordre, plus de danger. Dix hommes, ce sont des valets ou des commis. Dix hommes conduisant dix chevaux chargés de marchandises quelconques sont tolérés, bien reçus partout.
«Dix hommes voyagent pour le compte de la maison Planchet et Cie, de France. Il n'y a rien à dire. Ces dix hommes, vêtus comme des manœuvriers, ont un bon couteau de chasse, un bon mousqueton à la croupe du cheval, un bon pistolet dans la fonte. Ils ne se laissent jamais inquiéter, parce qu'ils n'ont pas de mauvais desseins. Ils sont peut-être au fond un peu contrebandiers, mais qu'est-ce que cela fait? la contrebande n'est pas comme la polygamie, un cas pendable. Le pis qui puisse nous arriver, c'est qu'on confisque nos marchandises.
«Les marchandises confisquées, la belle affaire! Allons, allons, c'est un plan superbe. Dix hommes seulement, dix hommes que j'engagerai pour mon service, dix hommes qui seront résolus comme quarante, qui me coûteront comme quatre, et à qui, pour plus grande sûreté, je n'ouvrirai pas la bouche de mon dessein, et à qui je dirai seulement: «Mes amis, il y a un coup à faire.» De cette façon, Satan sera bien malin s'il me joue un de ses tours. Quinze mille livres d'économisées! c'est superbe sur vingt.
Ainsi réconforté par son industrieux calcul, d'Artagnan s'arrêta à ce plan et résolut de n'y plus rien changer. Il avait déjà, sur une liste fournie par son intarissable mémoire, dix hommes illustres parmi les chercheurs d'aventures, maltraités par la fortune ou inquiétés par la justice. Sur ce, d'Artagnan se leva et se mit en quête à l'instant même, en invitant Planchet à ne pas l'attendre à déjeuner, et même peut-être à dîner. Un jour et demi passé à courir certains bouges de Paris lui suffit pour sa récolte, et sans faire communiquer les uns avec les autres ses aventuriers, il avait colligé, collectionné, réuni en moins de trente heures une charmante collection de mauvais visages parlant un français moins pur que l'anglais dont ils allaient se servir. C'étaient pour la plupart des gardes dont d'Artagnan avait pu apprécier le mérite en différentes rencontres, et que l'ivrognerie, des coups d'épée malheureux, des gains inespérés au jeu ou les réformes économiques de M. de Mazarin avaient forcés de chercher l'ombre et la solitude, ces deux grands consolateurs des âmes incomprises et froissées. Ils portaient sur leur physionomie et dans leurs vêtements les traces des peines de cœur qu'ils avaient éprouvées. Quelques-uns avaient le visage déchiré; tous avaient des habits en lambeaux.
D'Artagnan soulagea le plus pressé de ces misères fraternelles avec une sage distribution des écus de la société; puis ayant veillé à ce que ces écus fussent employés à l'embellissement physique de la troupe, il assigna rendez-vous à ses recrues dans le nord de la France, entre Berghes et Saint-Omer. Six jours avaient été donnés pour tout terme, et d'Artagnan connaissait assez la bonne volonté, la belle humeur et la probité relative de ces illustres engagés, pour être certain que pas un d'eux ne manquerait à l'appel. Ces ordres donnés, ce rendez-vous pris, il alla faire ses adieux à Planchet, qui lui demanda des nouvelles de son armée. D'Artagnan ne jugea point à propos de lui faire part de la réduction qu'il avait faite dans son personnel; il craignait d'entamer par cet aveu la confiance de son associé. Planchet se réjouit fort d'apprendre que l'armée était toute levée, et que lui, Planchet, se trouvait une espèce de roi de compte à demi qui, de son trône-comptoir, soudoyait un corps de troupes destiné à guerroyer contre la perfide Albion, cette ennemie de tous les cœurs vraiment français. Planchet compta donc en beaux louis doubles vingt mille livres à d'Artagnan, pour sa part à lui, Planchet, et vingt autres mille livres, toujours en beaux louis doubles, pour la part de d'Artagnan. D'Artagnan mit chacun des vingt mille francs dans un sac et pesant chaque sac de chaque main:
– C'est bien embarrassant, cet argent, mon cher Planchet, dit-il; sais-tu que cela pèse plus de trente livres?
– Bah! votre cheval portera cela comme une plume.
D'Artagnan secoua la tête.
– Ne me dis pas de ces choses-là, Planchet; un cheval surchargé de trente livres, après le portemanteau et le cavalier, ne passe plus si facilement une rivière, ne franchit plus si légèrement un mur ou un fossé, et plus de cheval, plus de cavalier. Il est vrai que tu ne sais pas cela, toi, Planchet, qui as servi toute ta vie dans l'infanterie.