– Faites comme vous voudrez, général, répondit Athos d'un ton de voix si naturel, qu'il était évident que, soldat ou pêcheur, tout lui était égal et qu'il n'éprouvait aucune préférence.
Monck s'approcha de la chaussée, derrière laquelle avait disparu celui que le général avait pris pour Digby, et rencontra une patrouille qui, faisant le tour des tentes, se dirigeait vers le quartier général; il fut arrêté avec son compagnon, donna le mot de passe et poursuivit son chemin. Un soldat, réveillé par le bruit, se souleva dans son plaid pour voir ce qui se passait.
– Demandez-lui, dit Monck à Athos, où sont les pêcheurs; si je lui faisais cette question, il me reconnaîtrait.
Athos s'approcha du soldat, lequel lui indiqua la tente; aussitôt Monck et Athos se dirigèrent de ce côté.
Il sembla au général qu'au moment où il s'approchait une ombre, pareille à celle qu'il avait déjà vue, se glissait dans cette tente; mais en s'approchant, il reconnut qu'il devait s'être trompé, car tout le monde dormait pêle-mêle, et l'on ne voyait que jambes et que bras entrelacés. Athos, craignant qu'on ne le soupçonnât de connivence avec quelqu'un de ses compatriotes, resta en dehors de la tente.
– Holà! dit Monck en français, qu'on s'éveille ici.
Deux ou trois dormeurs se soulevèrent.
– J'ai besoin d'un homme pour m'éclairer, continua Monck. Tout le monde fit un mouvement, les uns se soulevant, les autres se levant tout à fait. Le chef s'était levé le premier.
– Votre Honneur peut compter sur nous, dit-il d'une voix qui fit tressaillir Athos. Où s'agit-il d'aller?
– Vous le verrez. Un falot! Allons, vite!
– Oui, Votre Honneur. Plaît-il à Votre Honneur que ce soit moi qui l'accompagne?
– Toi ou un autre, peu m'importe, pourvu que quelqu'un m'éclaire.
«C'est étrange, pensa Athos, quelle voix singulière a ce pêcheur!»
– Du feu, vous autres! cria le pêcheur; allons dépêchons!
Puis tout bas, s'adressant à celui de ses compagnons qui était le plus près de lui:
– Éclaire, toi, Menneville, dit-il, et tiens-toi prêt à tout.
Un des pêcheurs fit jaillir du feu d'une pierre, embrasa un morceau d'amadou, et à l'aide d'une allumette éclaira une lanterne. La lumière envahit aussitôt la tente.
– Êtes-vous prêt, monsieur? dit Monck à Athos, qui se détournait pour ne pas exposer son visage à la clarté.
– Oui, général, répliqua-t-il.
– Ah! le gentilhomme français! fit tout bas le chef des pêcheurs. Peste! j'ai eu bonne idée de te charger de la commission, Menneville, il n'aurait qu'à me reconnaître, moi. Éclaire, éclaire!
Ce dialogue fut prononcé au fond de la tente, et si bas que Monck n'en put entendre une syllabe; il causait d'ailleurs avec Athos. Menneville s'apprêtait pendant ce temps-là, ou plutôt recevait les ordres de son chef.
– Eh bien? dit Monck.
– Me voici, mon général, dit le pêcheur.
Monck, Athos et le pêcheur quittèrent la tente.
«C'était impossible, pensa Athos. Quelle rêverie avais-je donc été me mettre dans la cervelle!»
– Va devant, suis la chaussée du milieu et allonge les jambes, dit Monck au pêcheur.
Ils n'étaient pas à vingt pas, que la même ombre qui avait paru rentrer dans la tente sortait, rampait jusqu'aux pilotis, et, protégée par cette espèce de parapet posé aux alentours de la chaussée, observait curieusement la marche du général.
Tous trois disparurent dans la brume. Ils marchaient vers Newcastle, dont on apercevait déjà les pierres blanches comme des sépulcres. Après une station de quelques secondes sous le porche, ils pénétrèrent dans l'intérieur. La porte était brisée à coups de hache. Un poste de quatre hommes dormait en sûreté dans un enfoncement, tant on avait la certitude que l'attaque ne pouvait avoir lieu de ce côté.
– Ces hommes ne vous gêneront point? dit Monck à Athos.
– Au contraire, monsieur, ils aideront à rouler les barils, si Votre Honneur le permet.
– Vous avez raison.
Le poste, tout endormi qu'il était, se réveilla cependant aux premiers pas des deux visiteurs au milieu des ronces et des herbes qui envahissaient le porche. Monck donna le mot de passe et pénétra dans l'intérieur du couvent, précédé toujours de son falot. Il marchait le dernier, surveillant jusqu'au moindre mouvement d'Athos, son dirk tout nu dans sa manche, et prêt à le plonger dans les reins du gentilhomme au premier geste suspect qu'il verrait faire à celui-ci. Mais Athos d'un pas ferme et sûr traversa les salles et les cours.
Plus une porte, plus une fenêtre dans ce bâtiment. Les portes avaient été brûlées, quelques-unes sur place, et les charbons en étaient dentelés encore par l'action du feu, qui s'était éteint tout seul, impuissant sans doute à mordre jusqu'au bout ces massives jointures de chêne assemblées par des clous de fer. Quant aux fenêtres, toutes les vitres ayant été brisées, on voyait s'enfuir par les trous des oiseaux de ténèbres que la lueur du falot effarouchait. En même temps des chauves-souris gigantesques se mirent à tracer autour des deux importuns leurs vastes cercles silencieux, tandis qu'à la lumière projetée sur les hautes parois de pierre on voyait trembloter leur ombre. Ce spectacle était rassurant pour des raisonneurs. Monck conclut qu'il n'y avait aucun homme dans le couvent, puisque les farouches bêtes y étaient encore et s'envolaient à son approche. Après avoir franchi les décombres et arraché plus d'un lierre qui s'était posé comme gardien de la solitude, Athos arriva aux caveaux situés sous la grande salle, mais dont l'entrée donnait dans la chapelle. Là il s'arrêta.
– Nous y voilà, général, dit-il.
– Voici donc la dalle?
– Oui.
– En effet, je reconnais l'anneau; mais l'anneau est scellé à plat.
– Il nous faudrait un levier.
– C'est chose facile à se procurer.
En regardant autour d'eux, Athos et Monck aperçurent un petit frêne de trois pouces de diamètre qui avait poussé dans un angle du mur, montant jusqu'à une fenêtre que ses branches avaient aveuglée.
– As-tu un couteau? dit Monck au pêcheur.
– Oui, monsieur.
– Coupe cet arbre, alors.
Le pêcheur obéit, mais non sans que son coutelas en fût ébréché. Lorsque le frêne fut arraché, façonné en forme de levier, les trois hommes pénétrèrent dans le souterrain.
– Arrête-toi là, dit Monck au pêcheur en lui désignant un coin du caveau; nous avons de la poudre à déterrer, et ton falot serait dangereux.
L'homme se recula avec une sorte de terreur et garda fidèlement le poste qu'on lui avait assigné, tandis que Monck et Athos tournaient derrière une colonne au pied de laquelle, par un soupirail, pénétrait un rayon de lune reflété précisément par la pierre que le comte de La Fère venait chercher de si loin.
– Nous y voici, dit Athos en montrant au général l'inscription latine.
– Oui, dit Monck.
Puis, comme il voulait encore laisser au Français un moyen évasif:
– Ne remarquez-vous pas, continua-t-il, que l'on a déjà pénétré dans ce caveau, et que plusieurs statues ont été brisées?