«Vous êtes le maître, vous êtes le roi, maître et roi tout-puissant, car le hasard défait parfois l'œuvre du temps et de Dieu. Je suis avec vous seul, milord; si le succès vous effraie étant partagé, si ma complicité vous pèse, vous êtes armé, milord, et voici une tombe toute creusée; si, au contraire, l'enthousiasme de votre cause vous enivre, si vous êtes ce que vous paraissez être, si votre main, dans ce qu'elle entreprend, obéit à votre esprit, et votre esprit à votre cœur, voici le moyen de perdre à jamais la cause de votre ennemi Charles Stuart; tuez encore l'homme que vous avez devant les yeux, car cet homme ne retournera pas vers celui qui l'a envoyé sans lui rapporter le dépôt que lui confia Charles Ier, son père, et gardez l'or qui pourrait servir à entretenir la guerre civile. Hélas! milord, c'est la condition fatale de ce malheureux prince. Il faut qu'il corrompe ou qu'il tue; car tout lui résiste, tout le repousse, tout lui est hostile, et cependant il est marqué du sceau divin, et il faut, pour ne pas mentir à son sang, qu'il remonte sur le trône ou qu'il meure sur le sol sacré de la patrie.
«Milord, vous m'avez entendu. À tout autre qu'à l'homme illustre qui m'écoute, j'eusse dit: «Milord, vous êtes pauvre; milord, le roi vous offre ce million comme arrhes d'un immense marché; prenez-le et servez Charles II comme j'ai servi Charles Ier, et je suis sûr que Dieu, qui nous écoute, qui nous voit, qui lit seul dans votre cœur fermé à tous les regards humains; je suis sûr que Dieu vous donnera une heureuse vie éternelle après une heureuse mort.» Mais au général Monck, à l'homme illustre dont je crois avoir mesuré la hauteur, je dis: «Milord, il y a pour vous dans l'histoire des peuples et des rois une place brillante, une gloire immortelle, impérissable, si seul, sans autre intérêt que le bien de votre pays et l'intérêt de la justice, vous devenez le soutien de votre roi. Beaucoup d'autres ont été des conquérants et des usurpateurs glorieux. Vous, milord, vous vous serez contenté d'être le plus vertueux, le plus probe et le plus intègre des hommes; vous aurez tenu une couronne dans votre main, et, au lieu de l'ajuster à votre front, vous l'aurez déposée sur la tête de celui pour lequel elle avait été faite. Oh! milord, agissez ainsi, et vous léguerez à la postérité le plus envié des noms qu'aucune créature humaine puisse s'enorgueillir de porter»
Athos s'arrêta. Pendant tout le temps que le noble gentilhomme avait parlé, Monck n'avait pas donné un signe d'approbation ni d'improbation; à peine même si, durant cette véhémente allocution, ses yeux s'étaient animés de ce feu qui indique l'intelligence. Le comte de La Fère le regarda tristement et, voyant ce visage morne, sentit le découragement pénétrer jusqu'à son cœur.
Enfin Monck parut s'animer, et, rompant le silence:
– Monsieur, dit-il d'une voix douce et grave, je vais, pour vous répondre, me servir de vos propres paroles. À tout autre qu'à vous, je répondrais par l'expulsion, la prison ou pis encore. Car enfin, vous me tentez et vous me violentez à la fois. Mais vous êtes un de ces hommes, monsieur, à qui l'on ne peut refuser l'attention et les égards qu'ils méritent: vous êtes un brave gentilhomme, monsieur, je le dis et je m'y connais. Tout à l’heure, vous m'avez parlé d'un dépôt que le feu roi transmit pour son fils: n'êtes-vous donc pas un de ces Français qui, je l'ai ouï dire, ont voulu enlever Charles à White Hall?
– Oui, milord, c'est moi qui me trouvais sous l'échafaud pendant l'exécution; moi qui, n'ayant pu le racheter, reçus sur mon front le sang du roi martyr; je reçus en même temps la dernière parole de Charles Ier, c'est à moi qu'il a dit «Remember!» et en me disant «Souviens-toi!» il faisait allusion à cet argent qui est à vos pieds, milord.
– J'ai beaucoup entendu parler de vous, monsieur, dit Monck, mais je suis heureux de vous avoir apprécié tout d'abord par ma propre inspiration et non par mes souvenirs. Je vous donnerai donc des explications que je n'ai données à personne, et vous apprécierez quelle distinction je fais entre vous et les personnes qui m'ont été envoyées jusqu'ici.
Athos s'inclina, s'apprêtant à absorber avidement les paroles qui tombaient une à une de la bouche de Monck, ces paroles rares et précieuses comme la rosée dans le désert.
– Vous me parliez, dit Monck, du roi Charles II; mais je vous prie, monsieur, dites-moi, que m'importe à moi, ce fantôme de roi? J'ai vieilli dans la guerre et dans la politique, qui sont aujourd'hui liées si étroitement ensemble, que tout homme d'épée doit combattre en vertu de son droit ou de son ambition, avec un intérêt personnel, et non aveuglément derrière un officier, comme dans les guerres ordinaires. Moi, je ne désire rien peut-être mais je crains beaucoup. Dans la guerre aujourd'hui réside la liberté de l'Angleterre, et peut-être celle de chaque Anglais. Pourquoi voulez-vous que, libre dans la position que je me suis faite, j'aille tendre la main aux fers d'un étranger? Charles n'est que cela pour moi. Il a livré ici des combats qu'il a perdus, c'est donc un mauvais capitaine; il n'a réussi dans aucune négociation, c'est donc un mauvais diplomate; il a colporté sa misère dans toutes les cours de l'Europe, c'est donc un cœur faible et pusillanime. Rien de noble, rien de grand, rien de fort n'est sorti encore de ce génie qui aspire à gouverner un des plus grands royaumes de la terre. Donc, je ne connais ce Charles que sous de mauvais aspects, et vous voudriez que moi, homme de bon sens, j'allasse me faire gratuitement l'esclave d'une créature qui m'est inférieure en capacité militaire, en politique et en dignité? Non, monsieur; quand quelque grande et noble action m'aura appris à apprécier Charles, je reconnaîtrai peut-être ses droits à un trône dont nous avons renversé le père, parce qu'il manquait des vertus qui jusqu'ici manquent au fils; mais jusqu'ici, en fait de droits, je ne reconnais que les miens: la révolution m'a fait général, mon épée me fera protecteur si je veux. Que Charles se montre, qu'il se présente, qu'il subisse le concours ouvert au génie, et surtout qu'il se souvienne qu'il est d'une race à laquelle on demandera plus qu'à toute autre. Ainsi, monsieur, n'en parlons plus, je ne refuse ni n’accepte: je me réserve, j'attends.
Athos savait Monck trop bien informé de tout ce qui avait rapport à Charles II pour pousser plus loin la discussion. Ce n'était ni l'heure ni le lieu.
– Milord, dit-il, je n'ai donc plus qu'à vous remercier.
– Et de quoi, monsieur? de ce que vous m'avez bien jugé et de ce que j'ai agi d'après votre jugement? Oh! vraiment, est-ce la peine? Cet or que vous allez porter au roi Charles va me servir d'épreuve pour lui: en voyant ce qu'il en saura faire, je prendrai sans doute une opinion que je n'ai pas.
– Cependant Votre Honneur ne craint-elle pas de se compromettre en laissant partir une somme destinée à servir les armes de son ennemi?
– Mon ennemi, dites-vous? Eh! monsieur, je n'ai pas d'ennemis, moi. Je suis au service du Parlement, qui m'ordonne de combattre le général Lambert et le roi Charles, ses ennemis à lui et non les miens; je combats donc. Si le Parlement, au contraire, m'ordonnait de faire pavoiser le port de Londres, de faire assembler les soldats sur le rivage, de recevoir le roi Charles II…