– Eh mordieu! vous le savez mieux que nous, où il est, fit le lieutenant.
– Moi?
– Certainement, vous.
– Monsieur, dit Athos, je ne vous comprends pas.
– Vous m'allez comprendre, et vous-même d'abord, parlez plus bas, monsieur. Que vous a dit le général, hier?
Athos sourit dédaigneusement.
– Il ne s'agit pas de sourire, s'écria un des colonels avec emportement, il s'agit de répondre.
– Et moi, messieurs, je vous déclare que je ne vous répondrai point que je ne sois en présence du général.
– Mais, répéta le même colonel qui avait déjà parlé, vous savez bien que vous demandez une chose impossible.
– Voilà déjà deux fois que l'on fait cette étrange réponse au désir que j'exprime, reprit Athos Le général est-il absent?
La question d'Athos fut faite de si bonne foi, et le gentilhomme avait l'air si naïvement surpris, que les trois officiers échangèrent un regard. Le lieutenant prit la parole par une espèce de convention tacite des deux autres officiers.
– Monsieur, dit-il, le général vous a quitté hier sur les limites du monastère?
– Oui, monsieur.
– Et vous êtes allé…?
– Ce n'est point à moi de vous répondre, c'est à ceux qui m'ont accompagné. Ce sont vos soldats, interrogez-les.
– Mais s'il nous plaît de vous interroger, vous?
– Alors il me plaira de vous répondre, monsieur, que je ne relève de personne ici, que je ne connais ici que le général, et que ce n'est qu'à lui que je répondrai.
– Soit, monsieur, mais comme nous sommes les maîtres, nous nous érigeons en conseil de guerre, et quand vous serez devant des juges, il faudra bien que vous leur répondiez.
La figure d'Athos n'exprima que l'étonnement et le dédain, au lieu de la terreur qu'à cette menace les officiers comptaient y lire.
– Des juges écossais ou anglais, à moi, sujet du roi de France; à moi, placé sous la sauvegarde de l'honneur britannique! Vous êtes fous, messieurs! dit Athos en haussant les épaules.
Les officiers se regardèrent.
– Alors, monsieur, dirent-ils, vous prétendez ne pas savoir où est le général?
– À ceci, je vous ai déjà répondu, monsieur.
– Oui; mais vous avez déjà répondu une chose incroyable.
– Elle est vraie cependant, messieurs. Les gens de ma condition ne mentent point d'ordinaire. Je suis gentilhomme, vous ai-je dit, et quand je porte à mon côté l'épée que, par un excès de délicatesse, j'ai laissée hier sur cette table où elle est encore aujourd'hui, nul, croyez-le bien, ne me dit des choses que je ne veux pas entendre. Aujourd'hui, je suis désarmé; si vous vous prétendez mes juges, jugez-moi; si vous n'êtes que mes bourreaux, tuez-moi.
– Mais, monsieur?… demanda d'une voix plus courtoise le lieutenant, frappé de la grandeur et du sang-froid d'Athos.
– Monsieur, j'étais venu parler confidentiellement à votre général d'affaires d'importance. Ce n'est point un accueil ordinaire que celui qu'il m'a fait. Les rapports de vos soldats peuvent vous en convaincre. Donc, s'il m'accueillait ainsi, le général savait quels étaient mes titres à l'estime. Maintenant vous ne supposez pas, je présume, que je vous révélerai mes secrets, et encore moins les siens.
– Mais enfin, ces barils, que contenaient-ils?
– N'avez-vous point adressé cette question à vos soldats? Que vous ont-ils répondu?
– Qu'ils contenaient de la poudre et du plomb.
– De qui tenaient-ils ces renseignements? Ils ont dû vous le dire.
– Du général; mais nous ne sommes point dupes.
– Prenez garde, monsieur, ce n'est plus à moi que vous donnez un démenti, c'est à votre chef.
Les officiers se regardèrent encore. Athos continua:
– Devant vos soldats, le général m'a dit d'attendre huit jours; que dans huit jours il me donnerait la réponse qu'il avait à me faire. Me suis-je enfui? Non, j'attends.
– Il vous a dit d'attendre huit jours! s'écria le lieutenant.
– Il me l'a si bien dit, monsieur, que j'ai un sloop à l'ancre à l'embouchure de la rivière, et que je pouvais parfaitement le joindre hier et m'embarquer. Or, si je suis resté, c'est uniquement pour me conformer aux désirs du général, Son Honneur m'ayant recommandé de ne point partir sans une dernière audience que lui-même a fixée à huit jours. Je vous le répète donc, j'attends.
Le lieutenant se retourna vers les deux autres officiers, et à voix basse:
– Si ce gentilhomme dit vrai, il y aurait encore de l'espoir, dit-il. Le général aurait dû accomplir quelques négociations si secrètes qu'il aurait cru imprudent de prévenir, même nous. Alors, le temps limité pour son absence serait huit jours.
Puis, se retournant vers Athos:
– Monsieur, dit-il, votre déclaration est de la plus grave importance; voulez-vous la répéter sous le sceau du serment?
– Monsieur, répondit Athos, j'ai toujours vécu dans un monde où ma simple parole a été regardée comme le plus saint des serments.
– Cette fois cependant, monsieur, la circonstance est plus grave qu'aucune de celles dans lesquelles vous vous êtes trouvé. Il s'agit du salut de toute une armée. Songez-y bien, le général a disparu, nous sommes à sa recherche. La disparition est-elle naturelle? Un crime a-t-il été commis? Devons-nous pousser nos investigations jusqu'à l'extrémité? Devons-nous attendre avec patience? En ce moment, monsieur, tout dépend du mot que vous allez prononcer.
– Interrogé ainsi, monsieur, je n'hésite plus, dit Athos.
«Oui, j'étais venu causer confidentiellement avec le général Monck et lui demander une réponse sur certains intérêts; oui, le général, ne pouvant sans doute se prononcer avant la bataille qu'on attend, m'a prié de demeurer huit jours encore dans cette maison que j'habite, me promettant que dans huit jours je le reverrais. Oui, tout cela est vrai, et je le jure sur Dieu, qui est le maître absolu de ma vie et de la vôtre.
Athos prononça ces paroles avec tant de grandeur et de solennité que les trois officiers furent presque convaincus.
Cependant un des colonels essaya une dernière tentative:
– Monsieur, dit-il, quoique nous soyons persuadés maintenant de la vérité de ce que vous dites, il y a pourtant dans tout ceci un étrange mystère. Le général est un homme trop prudent pour avoir ainsi abandonné son armée à la veille d'une bataille, sans avoir au moins donné à l'un de nous un avertissement. Quant à moi, je ne puis croire, je l'avoue, qu'un événement étrange ne soit pas la cause de cette disparition. Hier, des pêcheurs étrangers sont venus vendre ici leur poisson; on les a logés là-bas aux Écossais, c'est-à-dire sur la route qu'a suivie le général pour aller à l'abbaye avec Monsieur et pour en revenir. C'est un de ces pêcheurs qui a accompagné le général avec un falot. Et ce matin, barque et pêcheurs avaient disparu, emportés cette nuit par la marée.
– Moi, fit le lieutenant, je ne vois rien là que de bien naturel; car, enfin, ces gens n'étaient pas prisonniers.