– Patron Keyser, dit Charles, tu vas appareiller sur-le-champ. Voici un voyageur qui frète ta barque et te paiera bien; sers-le bien.
Et le roi fit quelques pas en arrière pour laisser Monck parler librement avec le pêcheur.
– Je veux passer en Angleterre, dit Monck, qui parlait hollandais tout autant qu'il fallait pour se faire comprendre.
– À l'instant, dit le patron; à l'instant même, si vous voulez.
– Mais ce sera bien long? dit Monck.
– Pas une demi-heure, Votre Honneur. Mon fils aîné fait en ce moment l'appareillage, attendu que nous devons partir pour la pêche à trois heures du matin.
– Eh bien! est-ce fait? demanda Charles en se rapprochant.
– Moins le prix, dit le pêcheur; oui, Sire.
– Cela me regarde, dit Charles; Monsieur est mon ami. Monck tressaillit et regarda Charles à ce mot.
– Bien, milord, répliqua Keyser.
Et en ce moment on entendit le fils aîné de Keyser qui sonnait, de la grève, dans une corne de bœuf.
– Et maintenant, messieurs, partez, dit le roi.
– Sire, dit d'Artagnan, plaise à Votre Majesté de m'accorder quelques minutes. J'avais engagé des hommes, je pars sans eux, il faut que je les prévienne.
– Sifflez-les, dit Charles en souriant.
D'Artagnan siffla effectivement, tandis que le patron Keyser répondait à son fils, et quatre hommes, conduits par Menneville, accoururent.
– Voici toujours un bon acompte, dit d'Artagnan, leur remettant une bourse qui contenait deux mille cinq cents livres en or. Allez m'attendre à Calais, où vous savez.
Et d'Artagnan, poussant un profond soupir, lâcha la bourse dans les mains de Menneville.
– Comment! vous nous quittez? s'écrièrent les hommes.
– Pour peu de temps, dit d'Artagnan, ou pour beaucoup, qui sait? Mais avec ces deux mille cinq cents livres et les deux mille cinq cents que vous avez déjà reçues, vous êtes payés selon nos conventions. Quittons-nous donc, mes enfants.
– Mais le bateau?
– Ne vous en inquiétez pas.
– Nos effets sont à bord de la felouque.
– Vous irez les chercher, et aussitôt vous vous mettrez en route.
– Oui, commandant.
D'Artagnan revint à Monck en lui disant:
– Monsieur, j'attends vos ordres, car nous allons partir ensemble, à moins que ma compagnie ne vous soit pas agréable.
– Au contraire, monsieur, dit Monck.
– Allons, messieurs, embarquons! cria le fils de Keyser.
Charles salua noblement et dignement le général en lui disant:
– Vous me pardonnerez le contretemps et la violence que vous avez soufferts, quand vous serez convaincu que je ne les ai point causés.
Monck s'inclina profondément sans répondre. De son côté, Charles affecta de ne pas dire un mot en particulier à d'Artagnan; mais tout haut:
– Merci encore, monsieur le chevalier, lui dit-il, merci de vos services. Ils vous seront payés par le Seigneur Dieu, qui réserve à moi tout seul, je l'espère, les épreuves et la douleur.
Monck suivit Keyser et son fils, et s'embarqua avec eux.
D'Artagnan les suivit en murmurant:
– Ah! mon pauvre Planchet, j'ai bien peur que nous n'ayons fait une mauvaise spéculation!
Chapitre XXX – Les actions de la société Planchet et Compagnie remontent au pair
Pendant la traversée, Monck ne parla à d'Artagnan que dans les cas d'urgente nécessité. Ainsi, lorsque le Français tardait à venir prendre son repas, pauvre repas composé de poisson salé, de biscuit et de genièvre, Monck l'appelait et lui disait:
– À table, monsieur!
C'était tout. D'Artagnan, justement parce qu'il était dans les grandes occasions extrêmement concis, ne tira pas de cette concision un augure favorable pour le résultat de sa mission. Or, comme il avait beaucoup de temps de reste, il se creusait la tête pendant ce temps à chercher comment Athos avait vu Charles II, comment il avait conspiré avec lui ce départ, comment enfin il était entré dans le camp de Monck; et le pauvre lieutenant de mousquetaires s'arrachait un poil de sa moustache chaque fois qu'il songeait qu'Athos était sans doute le cavalier qui accompagnait Monck dans la fameuse nuit de l'enlèvement. Enfin, après deux nuits et deux jours de traversée, le patron Keyser toucha terre à l'endroit où Monck, qui avait donné tous les ordres pendant la traversée, avait commandé qu'on débarquât. C'était justement à l'embouchure de cette petite rivière près de laquelle Athos avait choisi son habitation. Le jour baissait; un beau soleil, pareil à un bouclier d'acier rougi, plongeait l'extrémité inférieure de son disque sous la ligne bleue de la mer. La felouque cinglait toujours, en remontant le fleuve, assez large en cet endroit; mais Monck, en son impatience, ordonna de prendre terre, et le canot de Keyser le débarqua, en compagnie de d'Artagnan, sur le bord vaseux de la rivière, au milieu des roseaux… D'Artagnan, résigné à l'obéissance, suivait Monck absolument comme l'ours enchaîné suit son maître; mais sa position l'humiliait fort, à son tour, et il grommelait tout bas que le service des rois est amer, et que le meilleur de tous ne vaut rien.
Monck marchait à grands pas. On eût dit qu'il n'était pas encore bien sûr d'avoir reconquis la terre d'Angleterre, et déjà l'on apercevait distinctement les quelques maisons de marins et de pêcheurs éparses sur le petit quai de cet humble port.
Tout à coup d'Artagnan s'écria:
– Eh! mais, Dieu me pardonne, voilà une maison qui brûle!
Monck leva les yeux C'était bien en effet le feu qui commençait à dévorer une maison. Il avait été mis à un petit hangar attenant à cette maison, dont il commençait à ronger la toiture. Le vent frais du soir venait en aide à l'incendie. Les deux voyageurs hâtèrent le pas, entendirent de grands cris et virent, en s'approchant, les soldats qui agitaient leurs armes et tendaient le poing vers la maison incendiée. C'était sans doute cette menaçante occupation qui leur avait fait négliger de signaler la felouque. Monck s'arrêta court un instant, et pour la première fois formula sa pensée avec des paroles.
– Eh! dit-il, ce ne sont peut-être plus mes soldats, mais ceux de Lambert.
Ces mots renfermaient tout à la fois une douleur, une appréhension et un reproche que d'Artagnan comprit à merveille. En effet, pendant l'absence du général, Lambert pouvait avoir livré bataille, vaincu, dispersé les parlementaires et pris avec son armée la place de l'armée de Monck, privée de son plus ferme appui. À ce doute qui passa de l'esprit de Monck au sien, d'Artagnan fit ce raisonnement: «Il va arriver de deux choses l'une: ou Monck a dit juste, et il n'y a plus que des lambertistes dans le pays, c'est-à-dire des ennemis qui me recevront à merveille, puisque c'est à moi qu'ils devront leur victoire; ou rien n'est changé, et Monck, transporté d'aise en retrouvant son camp à la même place, ne se montrera pas trop dur dans ses représailles.»
Tout en pensant de la sorte, les deux voyageurs avançaient, et ils commençaient à se trouver au milieu d'une petite troupe de marins qui regardaient avec douleur brûler la maison, mais qui n'osaient rien dire, effrayés par les menaces des soldats. Monck s'adressa à un de ces marins.
– Que se passe-t-il donc? demanda-t-il.