– Et vous n'êtes pas furieux?
– Moi! pourquoi? Est-ce que vous vous figurez, mon cher d’Artagnan, que c'est pour le roi que j'ai agi de la sorte? Je ne le connais pas, ce jeune homme. J'ai défendu le père, qui représentait un principe sacré pour moi, et je me suis laissé aller vers le fils toujours par sympathie pour ce même principe. Au reste, c'était un digne chevalier, une noble créature mortelle, que ce père, vous vous le rappelez.
– C'est vrai, un brave et excellent homme, qui fit une triste vie, mais une bien belle mort.
– Eh bien! mon cher d'Artagnan, comprenez ceci: à ce roi, à cet homme de cœur, à cet ami de ma pensée, si j'ose le dire, je jurai à l'heure suprême de conserver fidèlement le secret d'un dépôt qui devait être remis à son fils pour l'aider dans l'occasion; ce jeune homme m'est venu trouver; il m'a raconté sa misère, il ignorait que je fusse autre chose pour lui qu'un souvenir vivant de son père, j'ai accompli envers Charles II ce que j'avais promis à Charles Ier, voilà tout. Que m'importe donc qu'il soit ou non reconnaissant! C'est à moi que j'ai rendu service en me délivrant de cette responsabilité, et non à lui.
– J'ai toujours dit, répondit d'Artagnan avec un soupir, que le désintéressement était la plus belle chose du monde.
– Eh bien! quoi! cher ami, reprit Athos, vous-même n'êtes-vous pas dans la même situation que moi? Si j'ai bien compris vos paroles, vous vous êtes laissé toucher par le malheur de ce jeune homme; c'est de votre part bien plus beau que de la mienne, car moi, j'avais un devoir à accomplir, tandis que vous, vous ne deviez absolument rien au fils du martyr. Vous n'aviez pas, vous, à lui payer le prix de cette précieuse goutte de sang qu'il laissa tomber sur mon front du plancher de son échafaud. Ce qui vous a fait agir, vous, c'est le cœur uniquement, le cœur noble et bon que vous avez sous votre apparent scepticisme, sous votre sarcastique ironie; vous avez engagé la fortune d'un serviteur, la vôtre peut-être, je vous en soupçonne, bienfaisant avare! et l'on méconnaît votre sacrifice.
«Qu'importe! voulez-vous rendre à Planchet son argent? Je comprends cela, mon ami, car il ne convient pas qu'un gentilhomme emprunte à son inférieur sans lui rendre capital et intérêts. Eh bien! je vendrai La Fère s'il le faut, ou, s'il n'est besoin, quelque petite ferme. Vous paierez Planchet, et il restera, croyez-moi, encore assez de grain pour nous deux et pour Raoul dans mes greniers. De cette façon, mon ami, vous n'aurez d'obligation qu'à vous-même, et, si je vous connais bien, ce ne sera pas pour votre esprit une mince satisfaction que de vous dire: «J'ai fait un roi.» Ai-je raison?
– Athos! Athos! murmura d'Artagnan rêveur, je vous l'ai dit une fois, le jour où vous prêcherez, j'irai au sermon; le jour où vous me direz qu'il y a un enfer, mordioux! j'aurai peur du gril et des fourches. Vous êtes meilleur que moi, ou plutôt meilleur que tout le monde, et je ne me reconnais qu'un mérite, celui de n'être pas jaloux. Hors ce défaut, Dieu me damne! comme disent les Anglais, j'ai tous les autres.
– Je ne connais personne qui vaille d'Artagnan, répliqua Athos; mais nous voici arrivés tout doucement à la maison que j'habite. Voulez-vous entrer chez moi, mon ami?
– Eh! mais c'est la taverne de la Corne-du -Cerf, ce me semble? dit d'Artagnan.
– Je vous avoue, mon ami, que je l'ai un peu choisie pour cela. J'aime les anciennes connaissances, j'aime à m'asseoir à cette place où je me suis laissé tomber tout abattu de fatigue, tout abîmé de désespoir, lorsque vous revîntes le 30 janvier au soir.
– Après avoir découvert la demeure du bourreau masqué? Oui, ce fut un terrible jour!
– Venez donc alors, dit Athos en l'interrompant.
Ils entrèrent dans la salle autrefois commune. La taverne en général, et cette salle commune en particulier, avaient subi de grandes transformations; l'ancien hôte des mousquetaires, devenu assez riche pour un hôtelier, avait fermé boutique et fait de cette salle dont nous parlions un entrepôt de denrées coloniales. Quant au reste de la maison, il le louait tout meublé aux étrangers.
Ce fut avec une indicible émotion que d'Artagnan reconnut tous les meubles de cette chambre du premier étage: les boiseries, les tapisseries et jusqu'à cette carte géographique que Porthos étudiait si amoureusement dans ses loisirs.
– Il y a onze ans! s'écria d'Artagnan. Mordioux! il me semble qu'il y a un siècle.
– Et à moi qu'il y a un jour, dit Athos. Voyez-vous la joie que j'éprouve, mon ami, à penser que je vous tiens là, que je serre votre main, que je puis jeter bien loin l'épée et le poignard, toucher sans défiance à ce flacon de xérès. Oh! cette joie, en vérité, je ne pourrais vous l'exprimer que si nos deux amis étaient là, aux deux angles de cette table, et Raoul, mon bien-aimé Raoul, sur le seuil, à nous regarder avec ses grands yeux si brillants et si doux!
– Oui, oui, dit d'Artagnan fort ému, c'est vrai. J'approuve surtout cette première partie de votre pensée: il est doux de sourire là où nous avons si légitimement frissonné, en pensant que d'un moment à l'autre M. Mordaunt pouvait apparaître sur le palier.
En ce moment la porte s'ouvrit, et d'Artagnan, tout brave qu’il était, ne put retenir un léger mouvement d'effroi.
Athos le comprit et souriant:
– C'est notre hôte, dit-il, qui m'apporte quelque lettre.
– Oui, milord, dit le bonhomme, j'apporte en effet une lettre à Votre Honneur.
– Merci, dit Athos prenant la lettre sans regarder. Dites-moi, mon cher hôte, vous ne reconnaissez pas Monsieur?
Le vieillard leva la tête et regarda attentivement d'Artagnan.
– Non, dit-il.
– C'est, dit Athos, un de ces amis dont je vous ai parlé, et qui logeait ici avec moi il y a onze ans.
– Oh! dit le vieillard, il a logé ici tant d'étrangers!
– Mais nous y logions, nous, le 30 janvier 1649 ajouta Athos, croyant stimuler par cet éclaircissement la mémoire paresseuse de l'hôte.
– C'est possible, répondit-il en souriant, mais il y a si longtemps!
Il salua et sortit.
– Merci, dit d'Artagnan, faites des exploits, accomplissez des révolutions, essayez de graver votre nom dans la pierre ou sur l'airain avec de fortes épées; il y a quelque chose de plus rebelle, de plus dur, de plus oublieux que le fer, l'airain et la pierre, c'est le crâne vieilli du premier logeur enrichi dans son commerce; il ne me reconnaît pas! Eh bien! moi, je l'eusse vraiment reconnu.
Athos, tout en souriant, décachetait la lettre.
– Ah! dit-il, une lettre de Parry.
– Oh! oh! fit d'Artagnan, lisez mon ami, lisez, elle contient sans doute du nouveau.
Athos secoua la tête et lut:
«Monsieur le comte, Le roi a éprouvé bien du regret de ne pas vous voir aujourd'hui près de lui à son entrée; Sa Majesté me charge de vous le mander et de la rappeler à votre souvenir. Sa Majesté attendra Votre Honneur ce soir même, au palais de Saint James, entre neuf et onze heures.
Je suis avec respect, monsieur le comte, de Votre Honneur, Le très humble et très obéissant serviteur, Parry.»
– Vous le voyez, mon cher d'Artagnan, dit Athos, il ne faut pas désespérer du cœur des rois.
– N'en désespérez pas, vous avez raison, repartit d'Artagnan.
– Oh! cher, bien cher ami, reprit Athos, à qui l'imperceptible amertume de d'Artagnan n'avait pas échappé, pardon. Aurais-je blessé, sans le vouloir, mon meilleur camarade?