– Vous êtes fou, Athos, et la preuve, c'est que je vais vous conduire jusqu'au château, jusqu'à la porte, s'entend; cela me promènera.
– Vous entrerez avec moi, mon ami, je veux dire à Sa Majesté…
– Allons donc! répliqua d'Artagnan avec une fierté vraie et pure de tout mélange, s'il est quelque chose de pire que de mendier soi-même, c'est de faire mendier par les autres.
– Çà! partons, mon ami, la promenade sera charmante; je veux, en passant, vous montrer la maison de M. Monck, qui m'a retiré chez lui: une belle maison, ma foi! Être général en Angleterre rapporte plus que d'être maréchal en France, savez-vous?
Athos se laissa emmener, tout triste de cette gaieté qu'affectait d'Artagnan.
Toute la ville était dans l'allégresse; les deux amis se heurtaient à chaque moment contre des enthousiastes, qui leur demandaient dans leur ivresse de crier: «Vive le bon roi Charles!». D'Artagnan répondait par un grognement, et Athos par un sourire. Ils arrivèrent ainsi jusqu'à la maison de Monck, devant laquelle, comme nous l'avons dit, il fallait passer, en effet, pour se rendre au palais de Saint-James.
Athos et d'Artagnan parlèrent peu durant la route, par cela même qu'ils eussent eu sans doute trop de choses à se dire s'ils eussent parlé. Athos pensait que, parlant, il semblerait témoigner de la joie, et que cette joie pourrait blesser d'Artagnan. Celui-ci, de son côté, craignait, en parlant, de laisser percer une aigreur qui le rendrait gênant pour Athos.
C'était une singulière émulation de silence entre le contentement et la mauvaise humeur. D'Artagnan céda le premier à cette démangeaison qu'il éprouvait d'habitude à l'extrémité de la langue.
– Vous rappelez-vous, Athos, dit-il, le passage des Mémoires de d'Aubigné, dans lequel ce dévoué serviteur, gascon comme moi, pauvre comme moi, et j'allais presque dire brave comme moi, raconte les ladreries de Henri IV? Mon père m'a toujours dit, je m'en souviens, que M. d'Aubigné était menteur. Mais pourtant, examinez comme tous les princes issus du grand Henri chassent de race!
– Allons, allons, d'Artagnan, dit Athos, les rois de France avares? Vous êtes fou, mon ami.
– Oh! vous ne convenez jamais des défauts d'autrui, vous qui êtes parfait. Mais, en réalité, Henri IV était avare, Louis XIII, son fils, l'était aussi; nous en savons quelque chose, n'est-ce pas? Gaston poussait ce vice à l'exagération, et s'est fait sous ce rapport détester de tout ce qui l'entourait. Henriette, pauvre femme! a bien fait d'être avare, elle qui ne mangeait pas tous les jours et ne se chauffait pas tous les ans; et c'est un exemple qu'elle a donné à son fils Charles deuxième, petit-fils du grand Henri IV, avare comme sa mère et comme son grand-père. Voyons, ai-je bien déduit la généalogie des avares?
– D'Artagnan, mon ami, s'écria Athos, vous êtes bien rude pour cette race d'aigles qu'on appelle les Bourbons.
– Et j'oubliais le plus beau!… l'autre petit-fils du Béarnais, Louis quatorzième, mon ex-maître. Mais j'espère qu'il est avare, celui-là, qui n'a pas voulu prêter un million à son frère Charles! Bon! je vois que vous vous fâchez. Nous voilà, par bonheur, près de ma maison, ou plutôt près de celle de mon ami M. Monck.
– Cher d'Artagnan, vous ne me fâchez point, vous m'attristez; il est cruel, en effet, de voir un homme de votre mérite à côté de la position que ses services lui eussent dû acquérir; il me semble que votre nom, cher ami, est aussi radieux que les plus beaux noms de guerre et de diplomatie. Dites-moi si les Luynes, si les Bellegarde et les Bassompierre ont mérité comme nous la fortune et les honneurs; vous avez raison, cent fois raison, mon ami.
D'Artagnan soupira, et précédant son ami sous le porche de la maison que Monck habitait au fond de la Cité:
– Permettez, dit-il, que je laisse chez moi ma bourse; car si, dans la foule, ces adroits filous de Londres, qui nous sont fort vantés, même à Paris, me volaient le reste de mes pauvres écus, je ne pourrais plus retourner en France. Or, content je suis parti de France et fou de joie j’y retourne, attendu que toutes mes préventions d'autrefois contre l'Angleterre me sont revenues, accompagnées de beaucoup d'autres.
Athos ne répondit rien.
– Ainsi donc, cher ami, lui dit d'Artagnan, une seconde et je vous suis. Je sais bien que vous êtes pressé d'aller là-bas recevoir vos récompenses; mais, croyez-le bien, je ne suis pas moins pressé de jouir de votre joie, quoique de loin… Attendez-moi.
Et d'Artagnan franchissait déjà le vestibule, lorsqu'un homme, moitié valet, moitié soldat, qui remplissait chez Monck les fonctions de portier et de garde, arrêta notre mousquetaire en lui disant en anglais:
– Pardon, milord d'Artagnan!
– Eh bien! répliqua celui-ci, quoi? Est-ce que le général aussi me congédie?… Il ne me manque plus que d'être expulsé par lui!
Ces mots, dits en français, ne touchèrent nullement celui à qui on les adressait, et qui ne parlait qu'un anglais mêlé de l'écossais le plus rude. Mais Athos en fut navré, car d'Artagnan commençait à avoir l’air d'avoir raison.
L'Anglais montra une lettre à d'Artagnan.
– From the general, dit-il.
– Bien, c'est cela; mon congé, répliqua le Gascon. Faut-il lire, Athos?
– Vous devez vous tromper, dit Athos, ou je ne connais plus d'honnêtes gens que vous et moi.
D'Artagnan haussa les épaules et décacheta la lettre, tandis que l'Anglais, impassible, approchait de lui une grosse lanterne dont la lumière devait l'aider à lire.
– Eh bien! qu'avez-vous? dit Athos voyant changer la physionomie du lecteur.
– Tenez, lisez vous-même, dit le mousquetaire.
Athos prit le papier et lut:
«Monsieur d'Artagnan, le roi a regretté bien vivement que vous ne fussiez pas venu à Saint-Paul avec son cortège. Sa Majesté dit que vous lui avez manqué comme vous me manquiez aussi à moi, cher capitaine. Il n'y a qu'un moyen de réparer tout cela. Sa Majesté m'attend à neuf heures au palais de Saint-James; voulez-vous vous y trouver en même temps que moi? Sa Très Gracieuse Majesté vous fixe cette heure pour l’audience qu'elle vous accorde.»
La lettre était de Monck.
Chapitre XXXIII – L'audience
– Eh bien? s'écria Athos avec un doux reproche, lorsque d'Artagnan eut lu la lettre qui lui était adressée par Monck.
– Eh bien! dit d'Artagnan, rouge de plaisir et un peu de honte de s'être tant pressé d'accuser le roi et Monck, c'est une politesse… qui n'engage à rien, c'est vrai… mais enfin c'est une politesse.
– J'avais bien de la peine à croire le jeune prince ingrat, dit Athos.
– Le fait est que son présent est bien près encore de son passé, répliqua d'Artagnan; mais enfin, jusqu'ici tout me donnait raison.
– J'en conviens, cher ami, j'en conviens. Ah! voilà votre bon regard revenu. Vous ne sauriez croire combien je suis heureux.
– Ainsi, voyez, dit d'Artagnan, Charles II reçoit M. Monck à neuf heures, moi il me recevra à dix heures; c'est une grande audience, de celles que nous appelons au Louvre distribution d'eau bénite de cour. Allons nous mettre sous la gouttière, mon cher ami, allons.
Athos ne lui répondit rien, et tous deux se dirigèrent, en pressant le pas, vers le palais de Saint-James que la foule envahissait encore, pour apercevoir aux vitres les ombres des courtisans et les reflets de la personne royale. Huit heures sonnaient quand les deux amis prirent place dans la galerie pleine de courtisans et de solliciteurs. Chacun donna un coup d'œil à ces habits simples et de forme étrangère, à ces deux têtes si nobles, si pleines de caractère et de signification. De leur côté, Athos et d'Artagnan, après avoir en deux regards mesuré toute cette assemblée, se remirent à causer ensemble. Un grand bruit se fit tout à coup aux extrémités de la galerie: c'était le général Monck qui entrait, suivi de plus de vingt officiers qui quêtaient un de ses sourires, car il était la veille encore maître de l'Angleterre, et on supposait un beau lendemain au restaurateur de la famille des Stuarts.