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Le duc saisit la main du roi, mais sans enthousiasme, sans joie, comme il faisait toute chose. Cependant son cœur avait été remué par cette dernière faveur. Charles, en ménageant habilement sa générosité, avait laissé au duc le temps de désirer… quoiqu'il n'eût pu désirer autant qu'on lui donnait.

– Mordioux! grommela d'Artagnan, voilà l'averse qui recommence. Oh! c'est à en perdre la cervelle.

Et il se tourna d'un air si contrit et si comiquement piteux, que le roi ne put retenir un sourire. Monck se préparait à quitter le cabinet pour prendre congé de Charles.

– Eh bien! quoi! mon féal, dit le roi au duc, vous partez?

– S'il plaît à Votre Majesté; car, en vérité, je suis bien las… L'émotion de la journée m'a exténué: j'ai besoin de repos.

– Mais, dit le roi, vous ne partez pas sans M. d'Artagnan, j'espère!

– Pourquoi, Sire? dit le vieux guerrier.

– Mais, dit le roi, vous le savez bien, pourquoi.

Monck regarda Charles avec étonnement.

– J'en demande bien pardon à Votre Majesté, dit-il, je ne sais pas… ce qu'elle veut dire.

– Oh! c'est possible; mais si vous oubliez, vous, M. d'Artagnan n'oublie pas.

L'étonnement se peignit sur le visage du mousquetaire.

– Voyons, duc, dit le roi, n'êtes-vous pas logé avec M. d'Artagnan?

– J'ai l'honneur d'offrir un logement à M. d'Artagnan, oui, Sire.

– Cette idée vous est venue de vous-même et à vous seul?

– De moi-même et à moi seul, oui, Sire.

– Eh bien! mais il n'en pouvait être différemment… Le prisonnier est toujours au logis de son vainqueur.

Monck rougit à son tour.

– Ah! c'est vrai, je suis prisonnier de M. d'Artagnan.

– Sans doute, Monck, puisque vous ne vous êtes pas encore racheté; mais ne vous inquiétez pas, c'est moi qui vous ai arraché à M. d'Artagnan, c’est moi qui paierai votre rançon.

Les yeux de d'Artagnan reprirent leur gaieté et leur brillant; le Gascon commençait à comprendre. Charles s'avança vers lui.

– Le général, dit-il, n'est pas riche et ne pourrait vous payer ce qu'il vaut. Moi, je suis plus riche certainement; mais à présent que le voilà duc, et si ce n'est roi, du moins presque roi, il vaut une somme que je ne pourrais peut-être pas payer. Voyons, monsieur d'Artagnan, ménagez-moi: combien vous dois-je?

D'Artagnan, ravi de la tournure que prenait la chose, mais se possédant parfaitement, répondit:

– Sire, Votre Majesté a tort de s'alarmer. Lorsque j'eus le bonheur de prendre Sa Grâce, M. Monck n'était que général; ce n'est donc qu'une rançon de général qui m'est due. Mais que le général veuille bien me rendre son épée, et je me tiens pour payé, car il n'y a au monde que l'épée du général qui vaille autant que lui.

– Odds fish! comme disait mon père, s'écria Charles II; voilà un galant propos et un galant homme, n'est-ce pas, duc?

– Sur mon honneur! répondit le duc, oui, Sire.

Et il tira son épée.

– Monsieur, dit-il à d'Artagnan, voilà ce que vous demandez. Beaucoup ont tenu de meilleures lames; mais, si modeste que soit la mienne, je ne l'ai jamais rendue à personne.

D'Artagnan prit avec orgueil cette épée qui venait de faire un roi.

– Oh! oh! s'écria Charles II: quoi! une épée qui m'a rendu mon trône sortirait de mon royaume et ne figurerait pas un jour parmi les joyaux de ma couronne? Non, sur mon âme! cela ne sera pas! Capitaine d’Artagnan, je donne deux cent mille livres de cette épée: si c'est trop peu, dites-le-moi.

– C'est trop peu, Sire, répliqua d'Artagnan avec un sérieux inimitable. Et d'abord je ne veux point la vendre; mais Votre Majesté désire, et c'est là un ordre. J'obéis donc; mais le respect que je dois à l'illustre guerrier qui m'entend me commande d'estimer à un tiers de plus le gage de ma victoire. Je demande donc trois cent mille livres de l'épée, ou je la donne pour rien à Votre Majesté.

Et, la prenant par la pointe, il la présenta au roi. Charles II se mit à rire aux éclats.

– Galant homme et joyeux compagnon! Odds fish! n'est-ce pas, duc? n'est-ce pas, comte? Il me plaît et je l'aime. Tenez, chevalier d'Artagnan, dit-il, prenez ceci.

Et, allant à une table, il prit une plume et écrivit un bon de trois cent mille livres sur son trésorier.

D'Artagnan le prit, et se tournant gravement vers Monck:

– J'ai encore demandé trop peu, je le sais, dit-il; mais croyez-moi, monsieur le duc, j'eusse aimé mieux mourir que de me laisser guider par l'avarice.

Le roi se remit à rire comme le plus heureux cokney de son royaume.

– Vous reviendrez me voir avant de partir, chevalier, dit-il; j'aurai besoin d'une provision de gaieté, maintenant que mes Français vont être partis.

– Ah! Sire, il n'en sera pas de la gaieté comme de l'épée du duc, et je la donnerai gratis à Votre Majesté, répliqua d'Artagnan, dont les pieds ne touchaient plus la terre.

– Et vous, comte, ajouta Charles en se tournant vers Athos, revenez aussi, j'ai un important message à vous confier. Votre main, duc.

Monck serra la main du roi.

– Adieu, messieurs, dit Charles en tendant chacune de ses mains aux deux Français, qui y posèrent leurs lèvres.

– Eh bien! dit Athos quand ils furent dehors, êtes-vous content?

– Chut! dit d'Artagnan tout ému de joie; je ne suis pas encore revenu de chez le trésorier… la gouttière peut me tomber sur la tête.

Chapitre XXXIV – De l'embarras des richesses

D'Artagnan ne perdit pas de temps, et sitôt que la chose fut convenable et opportune, il rendit visite au seigneur trésorier de Sa Majesté.

Il eut alors la satisfaction d'échanger un morceau de papier, couvert d'une fort laide écriture, contre une quantité prodigieuse d'écus frappés tout récemment à l'effigie de Sa Très Gracieuse Majesté Charles II.

D'Artagnan se rendait facilement maître de lui-même; toutefois, en cette occasion, il ne put s'empêcher de témoigner une joie que le lecteur comprendra peut-être, s'il daigne avoir quelque indulgence pour un homme qui, depuis sa naissance, n'avait jamais vu tant de pièces et de rouleaux de pièces juxtaposés dans un ordre vraiment agréable à l'œil. Le trésorier renferma tous ces rouleaux dans des sacs, ferma chaque sac d'une estampille aux armes d'Angleterre, faveur que les trésoriers n'accordent pas à tout le monde.

Puis, impassible et tout juste aussi poli qu'il devait l'être envers un homme honoré de l'amitié du roi, il dit à d'Artagnan:

– Emportez votre argent, monsieur.

Votre argent! Ce mot fit vibrer mille cordes que d'Artagnan n'avait jamais senties en son cœur. Il fit charger les sacs sur un petit chariot et revint chez lui méditant profondément. Un homme qui possède trois cent mille livres ne peut plus avoir le front uni: une ride par chaque centaine de mille livres, ce n'est pas trop.

D'Artagnan s'enferma, ne dîna point, refusa sa porte à tout le monde, et, la lampe allumée, le pistolet armé sur la table, il veilla toute la nuit, rêvant au moyen d'empêcher que ces beaux écus, qui du coffre royal avaient passé dans ses coffres à lui, ne passassent de ses coffres dans les poches d'un larron quelconque. Le meilleur moyen que trouva le Gascon, ce fut d'enfermer son trésor momentanément sous des serrures assez solides pour que nul poignet ne les brisât, assez compliquées pour que nulle clef banale ne les ouvrît.