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– D'abord, milord, répondit flegmatiquement d'Artagnan, je ne réclame la protection de personne. Sa Majesté le roi Charles II, à qui j'ai eu l'honneur de rendre quelques services (il faut vous dire, monsieur, que ma vie s'est passée à cette occupation), le roi Charles II, donc, qui veut bien m'honorer de quelque bienveillance, a désiré que je fusse présenté à lady Henriette, sa sœur, à laquelle j'aurai peut-être aussi le bonheur d'être utile dans l'avenir. Or, le roi vous savait en ce moment auprès de Son Altesse, et m'a adressé à vous, par l'entremise de Parry. Il n'y a pas d'autre mystère. Je ne vous demande absolument rien, et si vous ne voulez pas me présenter à Son Altesse, j'aurai la douleur de me passer de vous et la hardiesse de me présenter moi-même.

– Au moins, monsieur, répliqua Buckingham, qui tenait à avoir le dernier mot, vous ne reculerez pas devant une explication provoquée par vous.

– Je ne recule jamais, monsieur, dit d'Artagnan.

– Vous devez savoir alors, puisque vous avez eu des rapports secrets avec mon père, quelque détail particulier?

– Ces rapports sont déjà loin de nous, monsieur, car vous n’étiez pas encore né, et pour quelques malheureux ferrets de diamant que j'ai reçus de ses mains et rapportés en France, ce n'est vraiment pas la peine de réveiller tant de souvenirs.

– Ah! monsieur, dit vivement Buckingham en s'approchant de d'Artagnan et en lui tendant la main, c'est donc vous! vous que mon père a tant cherché et qui pouviez tant attendre de nous!

– Attendre, monsieur! en vérité, c'est là mon fort, et toute ma vie j'ai attendu.

Pendant ce temps, la princesse, lasse de ne pas voir venir à elle l'étranger, s'était levée et s'était approchée.

– Au moins, monsieur, dit Buckingham, n'attendrez-vous point cette présentation que vous réclamez de moi.

Alors, se retournant et s'inclinant devant lady Henriette:

– Madame, dit le jeune homme, le roi votre frère désire que j'aie l'honneur de présenter à Votre Altesse M. le chevalier d'Artagnan.

– Pour que Votre Altesse ait au besoin un appui solide et un ami sûr, ajouta Parry.

D'Artagnan s'inclina.

– Vous avez encore quelque chose à dire, Parry? répondit lady Henriette souriant à d'Artagnan, tout en adressant la parole au vieux serviteur.

– Oui, madame, le roi désire que Votre Altesse garde religieusement dans sa mémoire le nom et se souvienne du mérite de M. d'Artagnan, à qui Sa Majesté doit, dit-elle, d'avoir recouvré son royaume.

Buckingham, la princesse et Rochester se regardèrent étonnés.

– Cela, dit d'Artagnan, est un autre petit secret dont, selon toute probabilité, je ne me vanterai pas au fils de Sa Majesté le roi Charles II, comme j'ai fait à vous à l'endroit des ferrets de diamant.

– Madame, dit Buckingham, Monsieur vient, pour la seconde fois, de rappeler à ma mémoire un événements qui excite tellement ma curiosité, que j'oserai vous demander la permission de l'écarter un instant de vous, pour l'entretenir en particulier.

– Faites, milord, dit la princesse, mais rendez bien vite à la sœur cet ami si dévoué au frère.

Et elle reprit le bras de Rochester, pendant que Buckingham prenait celui de d'Artagnan.

– Oh! racontez-moi donc, chevalier, dit Buckingham, toute cette affaire des diamants, que nul ne sait en Angleterre, pas même le fils de celui qui en fut le héros.

– Milord, une seule personne avait le droit de raconter toute cette affaire, comme vous dites, c'était votre père; il a jugé à propos de se taire, je vous demanderai la permission de l'imiter.

Et d'Artagnan s'inclina en homme sur lequel il est évident qu'aucune instance n'aura de prise.

– Puisqu'il en est ainsi, monsieur, dit Buckingham, pardonnez-moi mon indiscrétion, je vous prie; et si quelque jour, moi aussi, j'allais en France…

Et il se retourna pour donner un dernier regard à la princesse, qui ne s'inquiétait guère de lui, toute occupée qu'elle était ou paraissait être de la conversation de Rochester.

Buckingham soupira.

– Eh bien? demanda d'Artagnan.

– Je disais donc que si quelque jour, moi aussi, j'allais en France…

– Vous irez, milord, dit en souriant d'Artagnan, c'est moi qui vous en réponds.

– Et pourquoi cela?

– Oh! j'ai d'étranges manières de prédiction, moi; et une fois que je prédis, je me trompe rarement. Si donc vous venez en France?

– Eh bien! monsieur, vous à qui les rois demandent cette précieuse amitié qui leur rend des couronnes, j'oserai vous demander un peu de ce grand intérêt que vous avez voué à mon père.

– Milord, répondit d'Artagnan, croyez que je me tiendrai pour fort honoré, si, là-bas, vous voulez bien encore vous souvenir que vous m’avez vu ici. Et maintenant, permettez…

Se retournant alors vers lady Henriette:

– Madame, dit-il, Votre Altesse est fille de France, et, en cette qualité, j'espère la revoir à Paris. Un de mes jours heureux sera celui où Votre Altesse me donnera un ordre quelconque qui me rappelle, à moi, qu'elle n'a point oublié les recommandations de son auguste frère.

Et il s'inclina devant la jeune princesse, qui lui donna sa main à baiser avec une grâce toute royale.

– Ah! madame, dit tout bas Buckingham, que faudrait-il faire pour obtenir de Votre Altesse une pareille faveur?

– Dame! milord, répondit lady Henriette, demandez à M. d'Artagnan, il vous le dira.

Chapitre XXXVI – Comment d'Artagnan tira, comme eût fait une fée, une maison de plaisance d'une boîte de sapin

Les paroles du roi, touchant l'amour-propre de Monck, n'avaient pas inspiré à d'Artagnan une médiocre appréhension. Le lieutenant avait eu toute sa vie le grand art de choisir ses ennemis, et lorsqu'il les avait pris implacables et invincibles, c'est qu'il n'avait pu, sous aucun prétexte, faire autrement. Mais les points de vue changent beaucoup dans la vie. C'est une lanterne magique dont l'œil de l'homme modifie chaque année les aspects. Il en résulte que, du dernier jour d'une année où l'on voyait blanc, au premier jour de l'autre où l'on verra noir, il n'y a que l'espace d'une nuit. Or, d'Artagnan, lorsqu'il partit de Calais avec ses dix sacripants, se souciait aussi peu de prendre à partie Goliath, Nabuchodonosor ou Holopherne, que de croiser l'épée avec une recrue, ou que de discuter avec son hôtesse. Alors il ressemblait à l'épervier qui à jeun attaque un bélier. La faim aveugle. Mais d'Artagnan rassasié, d'Artagnan riche, d'Artagnan vainqueur, d'Artagnan fier d'un triomphe si difficile, d'Artagnan avait trop à perdre pour ne pas compter chiffre à chiffre avec la mauvaise fortune probable.

Il songeait donc, tout en revenant de sa présentation, à une seule chose, c'est-à-dire à ménager un homme aussi puissant que Monck, un homme que Charles ménageait aussi, tout roi qu'il était; car, à peine établi, le protégé pouvait encore avoir besoin du protecteur, et ne lui refuserait point par conséquent, le cas échéant, la mince satisfaction de déporter M. d'Artagnan, ou de le renfermer dans quelque tour du Middlesex, ou de le faire un peu noyer dans le trajet maritime de Douvres à Boulogne. Ces sortes de satisfactions se rendent de rois à vice-rois, sans tirer autrement à conséquence.