Puis, après un instant de réflexion plus profonde:
– Bah! dit-il, à quoi bon? C'est un Anglais!
Et il sortit, à son tour, un peu étourdi de ce combat.
– Ainsi, dit-il, me voilà propriétaire. Mais comment diable partager le cottage avec Planchet? À moins que je ne lui donne les terres et que je ne prenne le château, ou bien que ce ne soit lui qui ne prenne le château, et moi… Fi donc! M. Monck ne souffrirait point que je partageasse avec un épicier une maison qu'il a habitée! Il est trop fier pour cela! D'ailleurs, pourquoi en parler? Ce n'est point avec l'argent de la société que j'ai acquis cet immeuble; c'est avec ma seule intelligence; il est donc bien à moi. Allons retrouver Athos.
Et il se dirigea vers la demeure du comte de La Fère.
Chapitre XXXVII – Comment d'Artagnan régla le passif de la société avant d'établir son actif
«Décidément, se dit d'Artagnan, je suis en veine. Cette étoile qui luit une fois dans la vie de tout homme, qui a lui pour Job et pour Irus, le plus malheureux des Juifs et le plus pauvre des Grecs, vient enfin de luire pour moi. Je ne ferai pas de folie, je profiterai; c'est assez tard pour que je sois raisonnable.»
Il soupa ce soir-là de fort bonne humeur avec son amis Athos, ne lui parla pas de la donation attendue, mais ne put s'empêcher, tout en mangeant, de questionner son ami sur les provenances, les semailles, les plantations.
Athos répondit complaisamment, comme il faisait toujours. Son idée était que d'Artagnan voulait devenir propriétaire; seulement, il se prit plus d'une fois à regretter l'humeur si vive, les saillies si divertissantes du gai compagnon d'autrefois. D'Artagnan, en effet, profitait du reste de graisse figée sur l'assiette pour y tracer des chiffres et faire des additions d'une rotondité surprenante.
L'ordre ou plutôt la licence d'embarquement arriva chez eux le soir. Tandis qu'on remettait le papier au comte, un autre messager tendait à d'Artagnan une petite liasse de parchemins revêtus de tous les sceaux dont se pare la propriété foncière en Angleterre. Athos le surprit à feuilleter ces différents actes, qui établissaient la transmission de propriété. Le prudent Monck, d'autres eussent dit le généreux Monck, avait commué la donation en une vente, et reconnaissait avoir reçu la somme de quinze mille livres pour prix de la cession.
Déjà le messager s'était éclipsé. D'Artagnan lisait toujours, Athos le regardait en souriant. D'Artagnan, surprenant un de ces sourires par-dessus son épaule, renferma toute la liasse dans son étui.
– Pardon, dit Athos.
– Oh! vous n'êtes pas indiscret, mon cher, répliqua le lieutenant; je voudrais…
– Non, ne me dites rien, je vous prie: des ordres sont choses si sacrées, qu'à son frère, à son père, le chargé de ces ordres ne doit pas avouer un mot. Ainsi, moi qui vous parle et qui vous aime plus tendrement que frère, père et tout au monde…
– Hors votre Raoul?
– J'aimerai plus encore Raoul lorsqu'il sera un homme et que je l'aurai vu se dessiner dans toutes les phases de son caractère et de ses actes… comme je vous ai vu, vous, mon ami.
– Vous disiez donc que vous aviez un ordre aussi, et que vous ne me le communiqueriez pas?
– Oui, cher d'Artagnan.
Le Gascon soupira.
– Il fut un temps, dit-il, où cet ordre, vous l'eussiez mis là, tout ouvert sur la table, en disant: «D'Artagnan, lisez-nous ce grimoire, à Porthos, à Aramis et à moi.»
– C'est vrai… Oh! c'était la jeunesse, la confiance, la généreuse saison où le sang commande lorsqu'il est échauffé par la passion!
– Eh bien! Athos, voulez-vous que je vous dise?
– Dites, ami.
– Cet adorable temps, cette généreuse saison, cette domination du sang échauffé, toutes choses fort belles sans doute, je ne les regrette pas du tout. C´est absolument comme le temps des études… J'ai toujours rencontré quelque part un sot pour me vanter ce temps des pensums, des férules, des croûtes de pain sec… C'est singulier, je n'ai jamais aimé cela, moi; et si actif, si sobre que je fusse (vous savez si je l'étais, Athos), si simple que je parusse dans mes habits, je n'ai pas moins préféré les broderies de Porthos à ma petite casaque poreuse, qui laissait passer la bise en hiver, le soleil en été. Voyez-vous, mon ami, je me défierai toujours de celui qui prétendra préférer le mal au bien. Or, du temps passé, tout fut mal pour moi, du temps où chaque mois voyait un trou de plus à ma peau et à ma casaque, un écu d'or de moins dans ma pauvre bourse; de cet exécrable temps de bascules et de balançoires, je ne regrette absolument rien, rien, rien, que notre amitié; car chez moi il y a un cœur; et, c'est miracle, ce cœur n’a pas été desséché par le vent de la misère qui passait aux trous de mon manteau, ou traversé par les épées de toute fabrique qui passaient aux trous de ma pauvre chair.
– Ne regrettez pas notre amitié, dit Athos; elle ne mourra qu'avec nous. L'amitié se compose surtout de souvenirs et d'habitudes, et si vous avez fait tout à l'heure une petite satire de la mienne parce que j'hésite à vous révéler ma mission en France…
– Moi?… Ô ciel! si vous saviez, cher et bon ami, comme désormais toutes les missions du monde vont me devenir indifférentes!
Et il serra ses parchemins dans sa vaste poche. Athos se leva de table et appela l'hôte pour payer la dépense.
– Depuis que je suis votre ami, dit d'Artagnan, je n'ai jamais payé un écot. Porthos souvent, Aramis quelquefois, et vous, presque toujours, vous tirâtes votre bourse au dessert. Maintenant, je suis riche, et je vais essayer si cela est héroïque de payer.
– Faites, dit Athos en remettant sa bourse dans sa poche.
Les deux amis se dirigèrent ensuite vers le port, non sans que d'Artagnan eût regardé en arrière pour surveiller le transport de ses chers écus. La nuit venait d'étendre son voile épais sur l'eau jaune de la Tamise; on entendait ces bruits de tonnes et de poulies, précurseurs de l'appareillage, qui tant de fois avaient fait battre le cœur des mousquetaires, alors que le danger de la mer était le moindre de ceux qu'ils allaient affronter. Cette fois, ils devaient s'embarquer sur un grand vaisseau qui les attendait à Gravesend, et Charles II, toujours délicat dans les petites choses, avait envoyé un de ses yachts avec douze hommes de sa garde écossaise, pour faire honneur à l'ambassadeur qu'il députait en France. À minuit le yacht avait déposé ses passagers à bord du vaisseau, et à huit heures du matin le vaisseau débarquait l'ambassadeur et son ami devant la jetée de Boulogne.
Tandis que le comte avec Grimaud s'occupait des chevaux pour aller droit à Paris, d'Artagnan courait à l'hôtellerie où, selon ses ordres, sa petite armée devait l'attendre. Ces messieurs déjeunaient d'huîtres, de poisson et d'eau-de-vie aromatisée, lorsque parut d'Artagnan, Ils étaient bien gais, mais aucun n'avait encore franchi les limites de la raison. Un hourra de joie accueillit le général.
– Me voici, dit d'Artagnan; la campagne est terminée. Je viens apporter à chacun le supplément de solde qui était promis.
Les yeux brillèrent.
– Je gage qu'il n'y a déjà plus cent livres dans l'escarcelle du plus riche de vous?
– C'est vrai! s'écria-t-on en chœur.
– Messieurs, dit alors d'Artagnan, voici la dernière consigne. Le traité de commerce a été conclu, grâce à ce coup de main qui nous a rendus maîtres du plus habile financier de l'Angleterre; car à présent, je dois vous l'avouer, l'homme qu'il s'agissait d'enlever, c'était le trésorier du général Monck.