– Allons, dit-il, je vois ce qu'il en est. Soyons hommes. C’est fini, n'est-ce pas? Le principal, monsieur, est que vous ayez sauvé votre vie.
– Sans doute, sans doute, c'est quelque chose que la vie; mais, en attendant, je suis ruiné, moi.
– Cordieu! monsieur, dit Planchet, s'il en est ainsi, il ne faut point se désespérer pour cela; vous vous mettrez épicier avec moi; je vous associe à mon commerce; nous partagerons les bénéfices, et quand il n’y aura plus de bénéfices, eh bien! nous partagerons les amandes, les raisins secs et les pruneaux, et nous grignoterons ensemble le dernier quartier de fromage de Hollande.
D'Artagnan ne put y résister plus longtemps.
– Mordioux! s’écria-t-il tout ému, tu es un brave garçon, sur l'honneur, Planchet! Voyons, tu n'as pas joué la comédie? Voyons, tu n'avais pas vu là-bas dans la rue, sous l'auvent, le cheval aux sacoches?
– Quel cheval? quelles sacoches? dit Planchet, dont le cœur se serra à l'idée que d'Artagnan devenait fou.
– Eh! les sacoches anglaises, mordioux! dit d'Artagnan tout radieux, tout transfiguré.
– Ah! mon Dieu! articula Planchet en se reculant devant le feu éblouissant de ses regards.
– Imbécile! s'écria d'Artagnan, tu me crois fou. Mordioux! jamais, au contraire, je n'ai eu la tête plus saine et le cœur plus joyeux. Aux sacoches, Planchet, aux sacoches!
– Mais à quelles sacoches, mon Dieu?
D'Artagnan poussa Planchet vers la fenêtre.
– Sous l'auvent, là-bas, lui dit-il, vois-tu un cheval?
– Oui.
– Lui vois-tu le dos embarrassé?
– Oui, oui.
– Vois-tu un de tes garçons qui cause avec le postillon?
– Oui, oui, oui.
– Eh bien! tu sais le nom de ce garçon, puisqu'il est à toi. Appelle-le.
– Abdon! Abdon! vociféra Planchet par la fenêtre.
– Amène le cheval, souffla d'Artagnan.
– Amène le cheval! hurla Planchet.
– Maintenant, dix livres au postillon, dit d'Artagnan du ton qu'il eût mis à commander une manœuvre; deux garçons pour monter les deux premières sacoches, deux autres pour les deux dernières, et du feu, mordioux! de l'action!
Planchet se précipita par les degrés comme si le diable eût mordu ses chausses. Un moment après, les garçons montaient l'escalier, pliant sous leur fardeau. D'Artagnan les renvoyait à leur galetas, fermait soigneusement la porte et s'adressant à Planchet, qui à son tour devenait fou:
– Maintenant, à nous deux! dit-il.
Et il étendit à terre une vaste couverture et vida dessus la première sacoche. Autant fit Planchet de la seconde; puis d'Artagnan, tout frémissant, éventra la troisième à coups de couteau. Lorsque Planchet entendit le bruit agaçant de l'argent et de l'or, lorsqu'il vit bouillonner hors du sac les écus reluisants qui frétillaient comme des poissons hors de l'épervier, lorsqu'il se sentit trempant jusqu'au mollet dans cette marée toujours montante de pièces fauves ou argentées, le saisissement le prit, il tourna sur lui-même comme un homme foudroyé, et vint s'abattre lourdement sur l'énorme monceau que sa pesanteur fit crouler avec un fracas indescriptible. Planchet, suffoqué par la joie, avait perdu connaissance. D'Artagnan lui jeta un verre de vin blanc au visage, ce qui le rappela incontinent à la vie.
– Ah! mon Dieu! Ah! mon Dieu! Ah! mon Dieu! disait Planchet essuyant sa moustache et sa barbe.
En ce temps-là comme aujourd'hui, les épiciers portaient la moustache cavalière et la barbe de lansquenet; seulement les bains d'argent, déjà très rares en ce temps-là, sont devenus à peu près inconnus aujourd'hui.
– Mordioux! dit d'Artagnan, il y a là cent mille livres à vous, monsieur mon associé. Tirez votre épingle, s'il vous plaît; moi, je vais tirer la mienne.
– Oh! la belle somme, monsieur d'Artagnan, la belle somme!
– Je regrettais un peu la somme qui te revient, il y a une demi-heure, dit d'Artagnan; mais à présent, je ne la regrette plus, et tu es un brave épicier, Planchet. Çà! faisons de bons comptes, puisque les bons comptes, dit-on, font de bons amis.
– Oh! racontez-moi d'abord toute l'histoire, dit Planchet: ce doit être encore plus beau que l'argent.
– Ma foi, répliqua d'Artagnan se caressant la moustache, je ne dis pas non, et si jamais l'historien pense à moi pour le renseigner, il pourra dire qu'il n'aura pas puisé à une mauvaise source. Écoute donc, Planchet, je vais conter.
– Et moi faire des piles, dit Planchet. Commencez, mon cher patron.
– Voici, dit d'Artagnan en prenant haleine.
– Voilà, dit Planchet en ramassant sa première poignée d'écus.
Chapitre XXXIX – Le jeu de M. de Mazarin
Dans une grande chambre du Palais-Royal, tendue de velours sombre que rehaussaient les bordures dorées d'un grand nombre de magnifiques tableaux, on voyait, le soir même de l'arrivée de nos deux Français, toute la cour réunie devant l'alcôve de M. le cardinal Mazarin, qui donnait à jouer au roi et à la reine.
Un petit paravent séparait trois tables dressées dans la chambre. À l'une de ces tables, le roi et les deux reines étaient assis; Louis XIV, placé en face de la jeune reine, sa femme, lui souriait avec une expression de bonheur très réel.
Anne d'Autriche tenait les cartes contre le cardinal, et sa bru l'aidait au jeu, lorsqu'elle ne souriait pas à son époux. Quant au cardinal, qui était couché avec une figure fort amaigrie, fort fatiguée, son jeu était tenu par la comtesse de Soissons, et il y plongeait un regard incessant plein d'intérêt et de cupidité.
Le cardinal s'était fait farder par Bernouin; mais le rouge qui brillait aux pommettes seules faisait ressortir d'autant plus la pâleur maladive du reste de la figure et le jaune luisant du front. Seulement les yeux en prenaient un éclat plus vif, et sur ces yeux de malade s'attachaient de temps en temps les regards inquiets du roi, des reines et des courtisans. Le fait est que les deux yeux du signor Mazarin étaient les étoiles plus ou moins brillantes sur lesquelles la France du XVIIème siècle lisait sa destinée chaque soir et chaque matin.
Monseigneur ne gagnait ni ne perdait; il n'était donc ni gai ni triste. C'était une stagnation dans laquelle n'eût pas voulu le laisser Anne d'Autriche, pleine de compassion pour lui; mais, pour attirer l'attention du malade par quelque coup d'éclat, il eût fallu gagner ou perdre. Gagner, c'était dangereux, parce que Mazarin eût changé son indifférence en une laide grimace; perdre, c'était dangereux aussi, parce qu'il eût fallu tricher, et que l'infante, veillant au jeu de sa belle-mère, se fût sans doute récriée sur sa bonne disposition pour M. de Mazarin.
Profitant de ce calme, les courtisans causaient. M. de Mazarin, lorsqu'il n'était pas de mauvaise humeur, était un prince débonnaire, et lui, qui n'empêchait personne de chanter, pourvu que l'on payât, n'était pas assez tyran pour empêcher que l'on parlât, pourvu qu'on se décidât à perdre.
Donc l'on causait. À la première table, le jeune frère du roi, Philippe, duc d'Anjou, mirait sa belle figure dans la glace d'une boîte. Son favori, le chevalier de Lorraine, appuyé sur le fauteuil du prince, écoutait avec une secrète envie le comte de Guiche, autre favori de Philippe, qui racontait, en des termes choisis, les différentes vicissitudes de fortune du roi aventurier Charles II. Il disait, comme des événements fabuleux, toute l'histoire de ses pérégrinations dans l'Écosse, et ses terreurs quand les partis ennemis le suivaient à la piste; les nuits passées dans des arbres; les jours passés dans la faim et le combat. Peu à peu, le sort de ce roi malheureux avait intéressé les auditeurs à tel point que le jeu languissait, même à la table royale, et que le jeune roi, pensif, l'œil perdu, suivait, sans paraître y donner d'attention, les moindres détails de cette odyssée, fort pittoresquement racontée par le comte de Guiche.