– Oui, Sire.
– Dépositaire d'une partie de ses secrets?
– De tous.
– Les amis et les serviteurs de Son Éminence défunte me seront chers, monsieur, et j'aurai soin que vous soyez placé dans mes bureaux.
Colbert s'inclina.
– Vous êtes financier, monsieur, je crois.
– Oui, Sire.
– Et M. le cardinal vous employait à son économat?
– J'ai eu cet honneur, Sire.
– Jamais vous ne fîtes personnellement rien pour ma maison, je crois.
– Pardon, Sire; c'est moi qui eus le bonheur de donner à M. le cardinal l'idée d'une économie qui met trois cent mille francs par an dans les coffres de Sa Majesté.
– Quelle économie, monsieur? demanda Louis XIV.
– Votre Majesté sait que les cent-suisses ont des dentelles d'argent de chaque côté de leurs rubans?
– Sans doute.
– Eh bien! Sire, c'est moi qui ai proposé que l'on mit à ces rubans des dentelles d'argent faux. Cela ne paraît point et cent mille écus font la nourriture d'un régiment pendant le semestre, ou le prix de dix mille bons mousquets, ou la valeur d'une flûte de dix canons prête à prendre la mer.
– C'est vrai, dit Louis XIV en considérant plus attentivement le personnage, et voilà, par ma foi, une économie bien placée; d'ailleurs, il était ridicule que des soldats portassent la même dentelle que portent des seigneurs.
– Je suis heureux d'être approuvé par Sa Majesté, dit Colbert.
– Est-ce là le seul emploi que vous teniez près du cardinal? demanda le roi.
– C'est moi que Son Éminence avait chargé d'examiner les comptes de la surintendance, Sire.
– Ah! fit Louis XIV qui s'apprêtait à renvoyer Colbert et que ce mot arrêta; ah! c'est vous que Son Éminence avait chargé de contrôler M. Fouquet. Et le résultat du contrôle?
– Est qu'il y a déficit, Sire; mais si Votre Majesté daigne me permettre…
– Parlez, monsieur Colbert.
– Je dois donner à Votre Majesté quelques explications.
– Point du tout, monsieur; c'est vous qui avez contrôlé ces comptes, donnez-m'en le relevé.
– Ce sera facile, Sire. Vide partout, argent nulle part.
– Prenez-y garde, monsieur; vous attaquez rudement la gestion de M. Fouquet, lequel, à ce que j'ai entendu dire cependant, est un habile homme.
Colbert rougit, puis pâlit, car il sentit que, de ce moment, il entrait en lutte avec un homme dont la puissance balançait presque la puissance de celui qui venait de mourir.
– Oui, Sire, un très habile homme, répéta Colbert en s'inclinant.
– Mais si M. Fouquet est un habile homme et que, malgré cette habileté, l'argent manque, à qui la faute?
– Je n'accuse pas, Sire, je constate.
– C'est bien; faites vos comptes et présentez-les-moi. Il y a déficit, dites vous? Un déficit peut être passager, le crédit revient, les fonds rentrent.
– Non, Sire.
– Sur cette année peut-être, je comprends cela; mais sur l'an prochain?
– L'an prochain, Sire, est mangé aussi ras que l'an qui court.
– Mais l'an d'après alors?
– Comme l'an prochain.
– Que me dites-vous là, monsieur Colbert?
– Je dis qu'il y a quatre années engagées d'avance.
– On fera un emprunt, alors.
– On en a fera trois, Sire.
– Je créerai des offices pour les faire résigner et l'on encaissera l'argent des charges.
– Impossible, Sire, car il y a déjà eu créations sur créations d'offices dont les provisions sont livrées en blanc, en sorte que les acquéreurs en jouissent sans les remplir. Voilà pourquoi Votre Majesté ne peut résigner. De plus; sur chaque traité, M. le surintendant a donné un tiers de remise, en sorte que les peuples sont foulés sans que Votre Majesté en profite.
Le roi fit un mouvement.
– Expliquez-moi cela, monsieur Colbert.
– Que Votre Majesté formule clairement sa pensée, et me dise ce qu'elle désire que je lui explique.
– Vous avez raison. La clarté, n'est-ce pas?
– Oui, Sire, la clarté. Dieu est Dieu surtout parce qu'il a fait la lumière.
– Eh bien, par exemple, reprit Louis XIV, si aujourd’hui que M. le cardinal est mort et que me voilà roi, si je voulais avoir de l'argent?
– Votre Majesté n'en aurait pas.
– Oh! voilà qui est étrange, monsieur; comment, mon surintendant ne me trouverait point d'argent?
Colbert secoua sa grosse tête.
– Qu'est-ce donc? dit le roi; les revenus de l'État sont-ils donc obérés à ce point qu'ils ne soient plus des revenus?
– Oui, Sire, à ce point.
Le roi fronça le sourcil.
– Soit, dit-il; j'assemblerai les ordonnances pour obtenir des porteurs un dégrèvement, une liquidation à bon marché.
– Impossible, car les ordonnances ont été converties en billets, lesquels billets, pour commodité de rapport et facilité de transaction, sont coupés en tant de parts que l'on ne peut plus reconnaître l'original.
Louis, fort agité, se promenait de long en large, le sourcil toujours froncé.
– Mais si cela était comme vous le dites, monsieur Colbert, fit-il en s'arrêtant tout d'un coup, je serais ruiné avant même de régner?
– Vous l'êtes en effet, Sire, repartit l'impassible aligneur de chiffres.
– Mais cependant, monsieur, l'argent est quelque part?
– Oui, Sire, et même pour commencer, j'apporte à Votre Majesté une note de fonds que M. le cardinal Mazarin n'a pas voulu relater dans son testament, ni dans aucun acte quelconque; mais qu'il m'avait confiés, à moi.
– À vous?
– Oui, Sire, avec injonction de les remettre à Votre Majesté.
– Comment! outre les quarante millions du testament?
– Oui, Sire.
– M. de Mazarin avait encore d'autres fonds? Colbert s'inclina.
– Mais c'était donc un gouffre que cet homme! murmura le roi. M. de Mazarin d'un côté, M. Fouquet de l'autre; plus de cent millions peut-être pour eux deux! Cela ne m'étonne point que mes coffres soient vides.
Colbert attendait sans bouger.
– Et la somme que vous m'apportez en vaut-elle la peine? demanda le roi.
– Oui, Sire; la somme est assez ronde.
– Elle s'élève?
– À treize millions de livres, Sire.
– Treize millions! s'écria Louis XIV en frissonnant de joie. Vous dites treize millions, monsieur Colbert.
– J'ai dit treize millions, oui, Votre Majesté.
– Que tout le monde ignore?
– Que tout le monde ignore.
– Qui sont entre vos mains?
– En mes mains, oui, Sire.
– Et que je puis avoir?
– Dans deux heures.
– Mais où sont-ils donc?
– Dans la cave d'une maison que M. le cardinal possédait en ville et qu'il veut bien me laisser par une clause particulière de son testament.