Avec Cropole se heurtèrent et se confondirent dans l'escalier Mme Cropole, Pittrino, les aides et les marmitons. Le cortège s'avançait lentement, éclairé par des milliers de flambeaux, soit de la rue, soit des fenêtres.
Après une compagnie de mousquetaires et un corps tout serré de gentilshommes, venait la litière de M. le cardinal Mazarin. Elle était traînée comme un carrosse par quatre chevaux noirs. Les pages et les gens du cardinal marchaient derrière. Ensuite venait le carrosse de la reine mère, ses filles d'honneur aux portières, ses gentilshommes à cheval des deux côtés. Le roi paraissait ensuite, monté sur un beau cheval de race saxonne à large crinière. Le jeune prince montrait, en saluant à quelques fenêtres d'où partaient les plus vives acclamations, son noble et gracieux visage, éclairé par les flambeaux de ses pages.
Aux côtés du roi, mais deux pas en arrière, le prince de Condé, M. Dangeau et vingt autres courtisans, suivis de leurs gens et de leurs bagages, fermaient la marche véritablement triomphale.
Cette pompe était d'une ordonnance militaire.
Quelques-uns des courtisans seulement, et parmi les vieux, portaient l'habit de voyage; presque tous étaient vêtus de l'habit de guerre. On en voyait beaucoup ayant le hausse-col et le buffle comme au temps de Henri IV et de Louis XIII.
Quand le roi passa devant lui, l'inconnu, qui s'était penché sur le balcon pour mieux voir, et qui avait caché son visage en l'appuyant sur son bras, sentit son cœur se gonfler et déborder d'une amère jalousie.
Le bruit des trompettes l'enivrait, les acclamations populaires l'assourdissaient; il laissa tomber un moment sa raison dans ce flot de lumières, de tumulte et de brillantes images.
– Il est roi, lui! murmura-t-il avec un accent de désespoir et d'angoisse qui dut monter jusqu'au pied du trône de Dieu.
Puis, avant qu'il fût revenu de sa sombre rêverie, tout ce bruit, toute cette splendeur s'évanouirent. À l'angle de la rue il ne resta plus au-dessous de l'étranger que des voix discordantes et enrouées qui criaient encore par intervalles: «Vive le roi!» Il resta aussi les six chandelles que tenaient les habitants de l'Hôtellerie des Médicis, savoir: deux chandelles pour Cropole, une pour Pittrino, une pour chaque marmiton.
Cropole ne cessait de répéter:
– Qu'il est bien, le roi, et qu'il ressemble à feu son illustre père!
– En beau, disait Pittrino.
– Et qu'il a une fière mine! ajoutait Mme Cropole, déjà en promiscuité de commentaires avec les voisins et les voisines.
Cropole alimentait ces propos de ses observations personnelles, sans remarquer qu'un vieillard à pied, mais traînant un petit cheval irlandais par la bride, essayait de fendre le groupe de femmes et d'hommes qui stationnait devant les Médicis.
Mais en ce moment la voix de l'étranger se fit entendre à la fenêtre.
– Faites donc en sorte, monsieur l'hôtelier, qu'on puisse arriver jusqu'à votre maison.
Cropole se retourna, vit alors seulement le vieillard, et lui fit faire passage.
La fenêtre se ferma.
Pittrino indiqua le chemin au nouveau venu, qui entra sans proférer une parole.
L'étranger l'attendait sur le palier, il ouvrit ses bras au vieillard et le conduisit à un siège, mais celui-ci résista.
– Oh! non pas, non pas, milord, dit-il. M'asseoir devant vous! jamais!
– Parry, s'écria le gentilhomme, je vous en supplie… vous qui venez d'Angleterre… de si loin! Ah! ce n'est pas à votre âge qu'on devrait subir des fatigues pareilles à celles de mon service. Reposez-vous…
– J'ai ma réponse à vous donner avant tout, milord.
– Parry… je t'en conjure, ne me dis rien… car si la nouvelle eût été bonne, tu ne commencerais pas ainsi ta phrase. Tu prends un détour c'est que la nouvelle est mauvaise.
– Milord, dit le vieillard, ne vous hâtez pas de vous alarmer. Tout n'est pas perdu, je l'espère. C'est de la volonté, de la persévérance qu'il faut, c'est surtout de la résignation.
– Parry, répondit le jeune homme, je suis venu ici seul, à travers mille pièges et mille périls: crois-tu à ma volonté? J'ai médité ce voyage dix ans, malgré tous les conseils et tous les obstacles: crois-tu à ma persévérance? J'ai vendu ce soir le dernier diamant de mon père, car je n'avais plus de quoi payer mon gîte, et l'hôte m'allait chasser.
Parry fit un geste d'indignation auquel le jeune homme répondit par une pression de main et un sourire.
– J'ai encore deux cent soixante-quatorze pistoles, et je me trouve riche; je ne désespère pas, Parry: crois-tu à ma résignation?
Le vieillard leva au ciel ses mains tremblantes.
– Voyons, dit l'étranger, ne me déguise rien: qu'est-il arrivé?
– Mon récit sera court, milord; mais au nom du Ciel ne tremblez pas ainsi!
– C'est d'impatience, Parry. Voyons, que t'a dit le général?
– D'abord, le général n'a pas voulu me recevoir.
– Il te prenait pour quelque espion.
– Oui, milord, mais je lui ai écrit une lettre.
– Eh bien?
– Il l'a reçue, il l'a lue milord.
– Cette lettre expliquait bien ma position, mes vœux?
– Oh! oui, dit Parry avec un triste sourire… elle peignait fidèlement votre pensée.
– Alors, Parry?…
– Alors le général m'a renvoyé la lettre par un aide de camp, en me faisant annoncer que le lendemain, si je me trouvais encore dans la circonscription de son commandement, il me ferait arrêter.
– Arrêter! murmura le jeune homme; arrêter! toi, mon plus fidèle serviteur!
– Oui, milord.
– Et tu avais signé Parry, cependant!
– En toutes lettres, milord; et l'aide de camp m'a connu à Saint-James, et, ajouta le vieillard avec un soupir, à White Hall!
Le jeune homme s'inclina, rêveur et sombre.
– Voilà ce qu'il a fait devant ses gens, dit-il en essayant de se donner le change… mais sous main… de lui à toi… qu'a-t-il fait? Réponds.
– Hélas! milord, il m'a envoyé quatre cavaliers qui m'ont donné le cheval sur lequel vous m'avez vu revenir. Ces cavaliers m'ont conduit toujours courant jusqu'au petit port de Tenby, m'ont jeté plutôt qu'embarqué sur un bateau de pêche qui faisait voile vers la Bretagne et me voici.
– Oh! soupira le jeune homme en serrant convulsivement de sa main nerveuse sa gorge, où montait un sanglot… Parry, c'est tout, c'est bien tout?