– Quand il saura qui je suis, répondit l'inconnu en redressant la tête, il lèvera la consigne.
L'officier était de plus en plus surpris, de plus en plus subjugué.
– Si je consentais à vous annoncer, puis-je au moins savoir qui j'annoncerais, monsieur?
– Vous annonceriez Sa Majesté Charles II, roi d'Angleterre, d'Écosse et d'Irlande.
L'officier poussa un cri d'étonnement, recula, et l'on put voir sur son visage pâle une des plus poignantes émotions que jamais homme d'énergie ait essayé de refouler au fond de son cœur.
– Oh! oui, Sire: en effet, j'aurais dû vous reconnaître.
– Vous avez vu mon portrait?
– Non, Sire.
– Ou vous m'avez vu moi-même autrefois à la cour, avant qu'on me chassât de France?
– Non Sire, ce n'est point encore cela.
– Comment m'eussiez-vous reconnu alors, si vous ne connaissiez ni mon portrait ni ma personne?
– Sire, j'ai vu Sa Majesté le roi votre père dans un moment terrible.
– Le jour…
– Oui.
Un sombre nuage passa sur le front du prince; puis, l'écartant de la main:
– Voyez-vous encore quelque difficulté à m'annoncer? dit-il.
– Sire, pardonnez-moi, répondit l'officier, mais je ne pouvais deviner un roi sous cet extérieur si simple; et pourtant, j'avais l'honneur de le dire tout à l'heure à Votre Majesté, j'ai vu le roi Charles Ier… Mais, pardon, je cours prévenir le roi.
Puis, revenant sur ses pas:
– Votre Majesté désire sans doute le secret pour cette entrevue? demanda-t-il.
– Je ne l'exige pas, mais si c'est possible de le garder…
– C'est possible, Sire, car je puis me dispenser de prévenir le premier gentilhomme de service; mais il faut pour cela que Votre Majesté consente à me remettre son épée.
– C'est vrai. J'oubliais que nul ne pénètre armé chez le roi de France.
– Votre Majesté fera exception si elle le veut, mais alors je mettrai ma responsabilité à couvert en prévenant le service du roi.
– Voici mon épée, monsieur. Vous plaît-il maintenant de m'annoncer à Sa Majesté?
– À l'instant, Sire.
Et l'officier courut aussitôt heurter à la porte de communication, que le valet de chambre lui ouvrit.
– Sa Majesté le roi d'Angleterre! dit l'officier.
– Sa Majesté le roi d'Angleterre! répéta le valet de chambre.
À ces mots, un gentilhomme ouvrit à deux battants la porte du roi, et l'on vit Louis XIV sans chapeau et sans épée, avec son pourpoint ouvert, s'avancer en donnant les signes de la plus grande surprise.
– Vous, mon frère! vous à Blois! s’écria Louis XIV en congédiant d'un geste le gentilhomme et le valet de chambre qui passèrent dans une pièce voisine.
– Sire, répondit Charles II, je m'en allais à Paris dans l'espoir de voir Votre Majesté, lorsque la renommée m'a appris votre prochaine arrivée en cette ville. J'ai alors prolongé mon séjour, ayant quelque chose de très particulier à vous communiquer.
– Ce cabinet vous convient-il, mon frère?
– Parfaitement, Sire, car je crois qu'on ne peut nous entendre.
– J'ai congédié mon gentilhomme et mon veilleur: ils sont dans la chambre voisine. Là, derrière cette cloison, est un cabinet solitaire donnant sur l'antichambre, et dans l'antichambre vous n'avez vu qu'un officier, n'est-ce pas?
– Oui, Sire.
– Eh bien! parlez donc, mon frère, je vous écoute.
– Sire, je commence, et veuille Votre Majesté prendre en pitié les malheurs de notre maison.
Le roi de France rougit et rapprocha son fauteuil de celui du roi d'Angleterre.
– Sire, dit Charles II, je n'ai pas besoin de demander à Votre Majesté si elle connaît les détails de ma déplorable histoire.
Louis XIV rougit plus fort encore que la première fois, puis étendant sa main sur celle du roi d'Angleterre:
– Mon frère, dit-il, c'est honteux à dire, mais rarement le cardinal parle politique devant moi. Il y a plus: autrefois je me faisais faire des lectures historiques par La Porte, mon valet de chambre, mais il a fait cesser ces lectures et m'a ôté La Porte, de sorte que je prie mon frère Charles de me dire toutes ces choses comme à un homme qui ne saurait rien.
– Eh bien! Sire, j'aurai, en reprenant les choses de plus haut, une chance de plus de toucher le cœur de Votre Majesté.
– Dites, mon frère, dites.
– Vous savez, Sire, qu'appelé en 1650 à Édimbourg, pendant l'expédition de Cromwell en Irlande, je fus couronné à Scone. Un an après, blessé dans une des provinces qu'il avait usurpées, Cromwell revint sur nous. Le rencontrer était mon but, sortir de l'Écosse était mon désir.
– Cependant, reprit le jeune roi, l'Écosse est presque votre pays natal, mon frère.
– Oui; mais les Écossais étaient pour moi de cruels compatriotes! Sire, ils m'avaient forcé à renier la religion de mes pères; ils avaient pendu lord Montrose, mon serviteur le plus dévoué, parce qu'il n'était pas covenantaire, et comme le pauvre martyr, à qui l'on avait offert une faveur en mourant, avait demandé que son corps fût mis en autant de morceaux qu’il y avait de villes en Écosse, afin qu'on rencontrât partout des témoins de sa fidélité, je ne pouvais sortir d'une ville ou entrer dans une autre sans passer sur quelque lambeau de ce corps qui avait agi, combattu, respiré pour moi.
«Je traversai donc, par une marche hardie, l'armée de Cromwell, et j'entrai en Angleterre. Le Protecteur se mit à la poursuite de cette fuite étrange, qui avait une couronne pour but. Si j'avais pu arriver à Londres avant lui, sans doute le prix de la course était à moi, mais il me rejoignit à Worcester.
«Le génie de l'Angleterre n'était plus en nous, mais en lui. Sire, le 3 septembre 1651, jour anniversaire de cette autre bataille de Dunbar, déjà si fatale aux Écossais, je fus vaincu. Deux mille hommes tombèrent autour de moi avant que je songeasse à faire un pas en arrière. Enfin il fallut fuir.
«Dès lors mon histoire devint un roman. Poursuivi avec acharnement, je me coupai les cheveux, je me déguisai en bûcheron. Une journée passée dans les branches d'un chêne donna à cet arbre le nom de chêne royal, qu'il porte encore.
«Mes aventures du comté de Strafford, d'où je sortis menant en croupe la fille de mon hôte, font encore le récit de toutes les veillées et fourniront le sujet d'une ballade. Un jour j'écrirai tout cela, Sire, pour l'instruction des rois mes frères.