«Monck n'est pas un illuminé, lui, malheureusement, c'est un politique; il ne se fend pas, il se resserre. Depuis dix ans il a les yeux fixés sur un but, et nul n'a pu encore deviner lequel.
«Tous les matins, comme le conseillait Louis XI, il brûle son bonnet de la nuit. Aussi, le jour où ce plan lentement et solitairement mûri éclatera, il éclatera avec toutes les conditions de succès qui accompagnent toujours l'imprévu.
«Voilà Monck, Sire, dont vous n'aviez peut-être jamais entendu parler, dont vous ne connaissiez peut-être pas même le nom, avant que votre frère Charles II, qui sait ce qu'il est, lui, le prononçât devant vous, c'est-à-dire une merveille de profondeur et de ténacité, les deux seules choses contre lesquelles l'esprit et l'ardeur s'émoussent. Sire, j'ai eu de l'ardeur quand j'étais jeune, j'ai eu de l'esprit toujours. Je puis m'en vanter, puisqu'on me le reproche. J'ai fait un beau chemin avec ces deux qualités, puisque de fils d'un pêcheur de Piscina, je suis devenu Premier ministre du roi de France, et que dans cette qualité, Votre Majesté veut bien le reconnaître, j'ai rendu quelques services au trône de Votre Majesté. Eh bien! Sire, si j'eusse rencontré Monck sur ma route, au lieu d'y trouver M. de Beaufort, M. de Retz, ou M. le prince, eh bien, nous étions perdus. Engagez-vous à la légère, Sire, et vous tomberez dans les griffes de ce soldat politique. Le casque de Monck, Sire, est un coffre de fer au fond duquel il enferme ses pensées, et dont personne n'a la clef. Aussi, près de lui, ou plutôt devant lui, je m'incline, Sire, moi qui n'ai qu'une barrette de velours.
– Que pensez-vous donc que veuille Monck, alors?
– Eh! si je le savais, Sire, je ne vous dirais pas de vous défier de lui, car je serais plus fort que lui; mais avec lui j'ai peur de deviner; de deviner! vous comprenez mon mot? car si je crois avoir deviné, je m'arrêterai à une idée, et, malgré moi, je poursuivrai cette idée. Depuis que cet homme est au pouvoir là-bas, je suis comme ces damnés de Dante à qui Satan a tordu le cou, qui marchent en avant et qui regardent en arrière: je vais du côté de Madrid, mais je ne perds pas de vue Londres. Deviner, avec ce diable d'homme, c'est se tromper, et se tromper, c'est se perdre. Dieu me garde de jamais chercher à deviner ce qu'il désire; je me borne, et c'est bien assez, à espionner ce qu'il fait; or, je crois – vous comprenez la portée du mot je crois? je crois, relativement à Monck, n'engage à rien -, je crois qu'il a tout bonnement envie de succéder à Cromwell. Votre Charles II lui a déjà fait faire des propositions par dix personnes; il s'est contenté de chasser les dix entremetteurs sans rien leur dire autre chose que: «Allez-vous-en, ou je vous fais pendre!» C'est un sépulcre que cet homme! Dans ce moment-ci, Monck fait du dévouement au Parlement Croupion; de ce dévouement, par exemple, je ne suis pas dupe: Monck ne veut pas être assassiné. Un assassinat l'arrêterait au milieu de son œuvre, et il faut que son œuvre s'accomplisse; aussi je crois, mais ne croyez pas ce que je crois, je dis je crois par habitude; je crois que Monck ménage le Parlement jusqu'au moment où il le brisera. On vous demande des épées, mais c'est pour se battre contre Monck. Dieu nous garde de nous battre contre Monck, Sire, car Monck nous battra, et battu par Monck, je ne m'en consolerais de ma vie! Cette victoire, je me dirais que Monck la prévoyait depuis dix ans. Pour Dieu! Sire, par amitié pour vous, si ce n'est par considération pour lui, que Charles II se tienne tranquille; Votre Majesté lui fera ici un petit revenu; elle lui donnera un de ses châteaux. Eh! eh! attendez donc! mais je me rappelle le traité, ce fameux traité dont nous parlions tout à l'heure! Votre Majesté n'en a pas même le droit, de lui donner un château!
– Comment cela?
– Oui, oui, Sa Majesté s'est engagée à ne pas donner l'hospitalité au roi Charles, à le faire sortir de France même. C'est pour cela que vous ferez comprendre à votre frère qu'il ne peut rester chez nous, que c'est impossible, qu'il nous compromet, ou moi-même…
– Assez, monsieur! dit Louis XIV en se levant. Que vous me refusiez un million, vous en avez le droit: vos millions sont à vous; que vous me refusiez deux cents gentilshommes, vous en avez le droit encore, car vous êtes Premier ministre, et vous avez, aux yeux de la France, la responsabilité de la paix et de la guerre; mais que vous prétendiez m'empêcher, moi le roi, de donner l'hospitalité au petit-fils de Henri IV, à mon cousin germain, au compagnon de mon enfance! là s'arrête votre pouvoir, là commence ma volonté.
– Sire, dit Mazarin, enchanté d'en être quitte à si bon marché, et qui n'avait d'ailleurs si chaudement combattu que pour en arriver là; Sire, je me courberai toujours devant la volonté de mon roi; que mon roi garde donc près de lui ou dans un de ses châteaux le roi d'Angleterre, que Mazarin le sache, mais que le ministre ne le sache pas.
– Bonne nuit, monsieur, dit Louis XIV, je m'en vais désespéré.
– Mais convaincu, c'est tout ce qu'il me faut, Sire, répliqua Mazarin.
Le roi ne répondit pas, et se retira tout pensif, convaincu, non pas de tout ce que lui avait dit Mazarin, mais d'une chose au contraire qu'il s'était bien gardé de lui dire, c'était de la nécessité d'étudier sérieusement ses affaires et celles de l'Europe, car il les voyait difficiles et obscures.
Louis retrouva le roi d'Angleterre assis à la même place où il l'avait laissé.
En l'apercevant, le prince anglais se leva; mais du premier coup d'œil il vit le découragement écrit en lettres sombres sur le front de son cousin.
Alors, prenant la parole le premier, comme pour faciliter à Louis l'aveu pénible qu'il avait à lui faire:
– Quoi qu'il en soit, dit-il, je n'oublierai jamais toute la bonté, toute l'amitié dont vous avez fait preuve à mon égard.
– Hélas! répliqua sourdement Louis XIV, bonne volonté stérile, mon frère!
Charles II devint extrêmement pâle, passa une main froide sur son front, et lutta quelques instants contre un éblouissement qui le fit chanceler.
– Je comprends, dit-il enfin, plus d'espoir!
Louis saisit la main de Charles II.
– Attendez, mon frère, dit-il, ne précipitez rien, tout peut changer; ce sont les résolutions extrêmes qui ruinent les causes; ajoutez, je vous en supplie, une année d'épreuve encore aux années que vous avez déjà subies. Il n'y a, pour vous décider à agir en ce moment plutôt qu'en un autre, ni occasion ni opportunité; venez avec moi, mon frère, je vous donnerai une de mes résidences, celle qu'il vous plaira d'habiter; j'aurai l'œil avec vous sur les événements, nous les préparerons ensemble; allons, mon frère, du courage!